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01/12/2013

Le « Chapelet secret » janséniste


L’oraison de silence et le « quiétisme » janséniste

ou

 

la spiritualité de l’annihilation volontaire

Martin de Barcos.jpg

Martin de Barcos (1600-1678),

neveu de l’abbé de Saint-Cyran, élève de Jansénius à l’université de Louvain,

 

auteur des « Sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale », (1696).


Le « Chapelet Secret  du Saint-Sacrement» diffusé en milieu janséniste à la même période que le « Chapelet de la Petite Couronne » de Marguerite du Saint-Sacrement, se présentait comme un sorte de petit traité mystique - faussement attribué à Saint-Cyran (1581-1643), puisque composé en réalité par Agnès Arnauld (1593-1672), qui deviendra en 1658 abbesse de Port-Royal lors de la période la plus hostile au jansénisme, organisant le mouvement de résistance à la signature du Formulaire d’Alexandre VI. [1].

 

I.  Spiritualité de l’annihilation volontaire

 

Le Père Charles de Condren(1588-1641), son confesseur, avait insisté auprès d’Agnès Arnauld, pour qu'elle lui découvre les pensées qu'elle méditait en présence de Jésus, et c’est ainsi qu’elle lui remit les quelques pages qui furent appelées « Chapelet secret du Saint Sacrement », composé des seize attributs de Jésus-Christ en l'honneur des seize siècles écoulés depuis l'institution de l'Eucharistie, chaque attribut (sainteté, incommunicabilité, illumination, etc.), étant accompagné d'un court texte servant à orienter la méditation. Dans ce traité, le chrétien était invité à se rendre indifférent à son Salut par un acte d’abandon total et de profond délaissement, l’anéantissement de l’âme se concevant dans une tonalité ontologique qui n’est pas pour surprendre dans le cadre doctrinal de l’augustinisme, ainsi que cette méditation sur la dissolution de toutes choses en Jésus-Christ le montre assez nettement : « Priez pour que Jésus-Christ s'établisse dans tout ce que les âmes sont, qu'il ne souffre point la subsistance de la créature, qu'il soit tout ce qu'il doit être et fasse disparaître tout autre être, comme le soleil efface toute autre lumière, qu'il soit pour être et que la fin de son établissement soit pour Lui, et non pour l'avantage de l'âme qui le porte.» [2]

 

a) Condamnation du Chapelet secret

 

Cependant, comme il était à craindre, Le 18 juin 1633, le « Chapelet Secret » fut condamné par la Sorbonne et, le 26 avril de l'année suivante, le pape Urbain VIII (1568-1644) ordonnait sa destruction. Mais, fort heureusement, la pratique du « Chapelet secret » se maintint elle-même secrètement, alors que l’abbé de Saint-Cyran, ayant étudié attentivement le texte du « Chapelet secret », le trouva théologiquement parfait et obtint une approbation signée des docteurs de Louvain, en particulier de Jansénius, écrivant anonymement une « Apologie pour servir de défense au Chapelet secret» (1634), afin de répondre aux violentes critiques, également anonymes, publiées contre le Chapelet, par un jésuite que l'on croit être le Père Binet (1569-1639).

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Celle qui deviendra Mère Agnès, plusieurs années avant l'Augustinus (1641), posait donc les bases d’une spiritualité de l’annihilation volontaire, faisant de l’Oportet illum crescere, me autem minui, une rigoureuse perspective ascétique et mystique, parlant de « l’inapplication », et mettant en lumière l’infinie distance qui sépare la créature de Jésus-Christ, l’Être Divin ne devant point se soucier, ni n’avoir aucun égard pour notre néant, l’âme ayant à préférer être exposée à la perte plutôt qu’au souvenir de Dieu, ceci afin de disparaître dans l’abîme de l’oubli : « Afin que Jésus-Christ s'occupe de Lui-même, et qu'il ne donne point dans Lui d'être aux néants; qu'Il n'ait égard à rien qui se passe hors de Lui; que les âmes ne se présentent pas à Lui pour l'objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu'Il doit à soi-même; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à son oubli, qu'étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour s'appliquer aux créatures. » Il convient, selon le « Chapelet secret », en choisissant le néant et l’extrême délaissement : « que les âmes se rendent à l'ignorance et qu'elles aiment le secret des conseils de Dieu, qu'elles renoncent à la manifestation des choses cachées de Dieu.» [3].

 

b) Le quiétisme du Chapelet secret

 

On constate, à la lecture des lignes d’Agnès Arnauld composant les méditations du « Chapelet secret », la grande proximité, pour ne pas dire leur intime parenté, avec certains textes du courant mystique qui fut désigné sous le nom de « quiétisme » au XVIIe siècle, prônant l’anéantissement des facultés et le saint repos intérieur de l’âme dans l’exercice de l’oraison. A première vue, ce rapprochement pourrait d’ailleurs surprendre, tant l’idée subsiste parfois chez beaucoup, d’un rejet de la part du jansénisme à l’égard de la mystique passive.

 

II.  Martin de Barcos : un janséniste mystique fidèle à Jansénius

 

Martin de Barcos (1600-1678) [4], qui va présider au climat spirituel de Port-Royal, et à la manière de prier et d’envisager l’oraison que l’on y développait, partait du principe que les facultés de la créature ayant été entièrement corrompues « jusqu'à la racine » par le péché originel, n’ont surtout pas à s’exercer dans la prière, faute de quoi elles souillent et noircissent le divin entretien par leur désorientation native empêchant Dieu d’agir dans l’âme.


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La créature ayant été corrompue « jusqu'à la racine » par le péché originel,

ses facultés n’ont surtout pas à s’exercer dans la prière,

faute de quoi elles souillent et noircissent le divin entretien.

 

a) Le « péché d’activité » dans l’oraison

 

Pour cette raison impérative, Barcos rejetait toute idée d’oraison méthodique et discursive, le seul mot de « méthode », dans le cadre du plein exercice de la grâce, don gratuit immérité, étant pour lui à proscrire absolument et avec la plus vigoureuse énergie, puisque l'action divine doit se substituer aux imparfaites et stériles industries humaines dans la prière, ce que Barcos désignait comme étant  « le péché d'activité » [5] :  « Un seul type d'actions est  exempt d'impureté, ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire qui surprennent l'âme par le repos qu'elle y ressent, sans qu'elle s'y soit portée par aucun désir. Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare, sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d'activité, et ont besoin d'être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l'autre, par les flammes du purgatoire. Toutes ces actions sont des actions vivantes, c'est-à-dire produites par la vie d'Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l'homme, qu'il faut faire mourir, évacuer et détruire par l'esprit de Dieu.» [6]

 

Dans Les Sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale, Barcos énonce donc logiquement, de très nombreuses fois des critiques sévères contre l'intellectualisme pélagien, et conseille formellement dans la prière, la pratique de l’oraison intérieure de silence : « Cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme.» [7]

 

III.  Le quiétisme, selon Fénélon, est « le jansénisme mis en pratique »

 

Ce que l’on pourrait désigner comme étant la « quiétude janséniste », défendue par Barcos, qui correspondait comme le voit, très exactement à ce que soutenaient les partisans de la  quiétude mystique dite « quiétiste », découlait en fait d’une conception théologique augustinienne en forme d’axiome métaphysique intransigeant : l'agent humain est radicalement mauvais, tolus malus; l'agent humain, est irrémédiablement corrompu et perverti dans ses moindres replis, c’est un néant face à l'agent divin, ce dernier seul devant être actif dans l’âme lors de l’exercice de la prière.

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François de Salignac de La Mothe-Fénelon 

dit "Fénelon" (1651-1715).



C’est pourquoi, Fénelon ne s’y est donc point trompé, lorsque critiquant dans un même mouvement quiétisme et jansénisme - quoique cette critique visiblement imposée par les circonstances puisse nous inspirer bien des réserves, mais c’est un autre sujet -, liait ces deux sensibilités au prétexte que le jansénisme, posant la corruption radicale des facultés comme principe préalable, rejoignait dans la passivité exigée de l’âme dans la prière, le quiétisme, qui faisait précisément de cette passivité la base de sa pratique de l’oraison, ceci engageant Fénelon à soutenir cette proposition surprenante : «Un Janséniste, conséquent dans ses principes, serait naturellement conduit, aussi bien qu'un Fataliste, à mettre en pratique la ridicule et dangereuse passiveté des Quiétistes.» [8]


Fénelon abordait la question du quiétisme janséniste, par rapport à l’affaire du « Chapelet secret », taxé de « quiétiste » non sans de justes motifs, tant la teneur même des méditations de Mère Agnès Arnauld, relevait d’une spiritualité de l’anéantissement et de l’abandon dont les auteurs taxés de quiétisme ne cessèrent de développer les mérites : « Parmi ces hommes singuliers, quelques auteurs modernes ont cru pouvoir mettre l'abbé de Saint-Cyran, et plusieurs des premiers disciples ou partisans de Jansénius. Cette conjecture paraît avoir quelque fondement, dans l'approbation donnée, par l'abbé de Saint- Cyran, au ‘‘Chapelet du saint Sacrement’’, où les principes du Quiétisme étaient clairement énoncés, et qui fut condamné, pour cette raison, par la faculté de théologie de Paris, en 1633, et même par un jugement du Saint-Siége. Il est certain, en effet, que l'abbé de Saint-Cyran, s'il n'était pas l'auteur de cet écrit, comme bien des gens l'ont cru, en prit hautement la défense, et le fit approuver par son ami Jansénius, alors docteur de Louvain, et depuis évêque d'Ypres. (cf. Dupin, Hist. eccl. du 17e siècle. 2e Part. p. 85.— D'Avrigny, Mém. Chron, tome II, 18 juin, 1633.— Nicole (sous le nom de Wendrock ), note 2e sur la 16e Lettre provinciale.—Notice sur Port-Royal, par M. Petitot; 1re partie, pp. 12-13). L'auteur de la Bibliothèque Janséniste  (le P. de Colonia, Jésuite) a pris de là occasion d'avancer, que le Quiétisme est une conséquence naturelle du Jansénisme, et le Jansénisme mis en pratique (cf. Préface de la Bibliothèque des auteurs Quiétistes, à la suite de la Bibliothèque Janséniste ; t. II, p. 281). Cette assertion peut sans doute paraître extraordinaire au premier abord; toutefois elle ne semblera pas destituée de fondement, si l'on fait attention que le Jansénisme, en soumettant l'homme à une insurmontable nécessité dans tous ses actes, introduit au fond un véritable Fatalisme, dont la conséquence naturelle est de le faire renoncer à toute activité, pour suivre passivement l'impulsion qui l'entraîne toujours malgré lui, soit au bien, soit au mal. Il est possible que cette conséquence n'ait pas été aperçue par les disciples de Jansénius; nous croyons même que la plupart d'entre eux ne l'ont pas en effet remarquée; car il est certain que, bien loin de se montrer favorables au Quiétisme, ils ont généralement témoigné une grande opposition pour cette hérésie, et, quelquefois même, porté cette opposition jusqu'à un excès manifeste ; mais il n'en est pas moins vrai qu'un Janséniste, conséquent dans ses principes, serait naturellement conduit, aussi bien qu'un Fataliste, à mettre en pratique la ridicule et dangereuse passiveté des Quiétistes.» [9]

 

« Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris »

 

D’ailleurs, cette proximité entre quiétisme et jansénisme, va si loin, qu’on oublie trop souvent que l’un des commandements majeurs de la perspective de l’Augustinus est « d’aimer Dieu », Jansénius ayant placé en exergue de son ouvrage cette citation de saint Paul : « Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris / ‘‘L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs’’. » (Romains V, 5), ceci expliquant pourquoi Pascal tancera si fortement le Père François Annat (1590-1670), dont n’oubliera pas que ce jésuite fut le confesseur du roi à partir de 1654, par ces mots : « Vous anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l’amour de Dieu dont vous dispensez les hommes.» [10]

 

L’âme est certes unie à Dieu par l’amour, par un lien indéfectible, mais c’est Dieu uniquement qui en opère, par grâce, l’épanouissement dans le cœur de la créature. Et, à cet égard, Fénelon soutient que nous devons aimer Dieu en nous libérant de l’amour de soi-même, un amour mensonger et pervers dont il nous faut nous dépendre et sacrifier : «Nous devons un sacrifice à Dieu de tout nous-mêmes, sans exception » [11], ce qui est exactement la position janséniste rappelée par Pascal, qui regarde l’amour-propre comme comparable au péché des anges déchus, faisant du « pur amour » fénelonien, une sorte de prolongement en mode quiétiste de la position de Jansénius travaillant à faire en sorte que l’on puisse « soustraire la charité aux conditions psychologiques qui font de toute cupidité une espèce d’amour-propre» [12] ce dernier déclarant : « C’est une façon bien inférieure d’être moral que de l’être seulement par espoir de la récompense divine, ou par crainte du châtiment » [13], ce qui est l’exacte position des théoriciens du pur amour qui considèrent que l’amour véritable de Dieu ne peut-être qu’un amour désintéressé, pouvant aller jusqu’au sacrifice de son Salut si telle était, par impossible, la volonté de Dieu.

 

Et ce sacrifice n’est pas de l’indolence passive, c’est un acte intérieur d’engagement extraordinairement puissant sur le plan acétique et mystique, dont la rigueur fait rejoindre, pour ne pas dire se compléter, l’attitude quiétiste et janséniste : « L’originalité de Fénelon et des théoriciens du pur amour est d’autant plus grande, quand ils soutiennent qu’il nous faut aimer Dieu au-dessus de toutes choses, par-delà notre désir de la béatitude et notre hantise des peines infernales, et devenir donc, en ce sens, ‘‘indifférents à notre salut’’. Nous sommes évidemment ici à toute distance de la coupable nonchalance si vigoureusement dénoncée ! Il est légitime, bien plus il est même requis d’aspirer au salut, mais ce qui est en question est la nature de l’amour. L’amour sans mélange (au sens chimique) fait abstraction de ce que les esprits de la Renaissance appelaient la ‘‘philautie’’ : il est fondamentalement désintéressé. Selon Fénelon, on ne peut aimer Dieu comme ‘‘parfait’’ sans l’aimer ‘‘béatifiant’’, mais il n’en faut pas moins parvenir à l’aimer essentiellement pour lui-même, indépendamment du motif du salut.» [14]


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24/12/2008

Le Mystère de l’Enfance de Jésus de Bérulle

Pierre de Bérulle et le Mystère de l’Enfance de Jésus

 

 

 

 

 

 

 

 

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 Pierre de Bérulle  (1575-1629)

 

 

 

Pierre de Bérulle, fondateur de la congrégation de l'Oratoire en 1611,  est l’une des plus grandes figures de la spiritualité française du XVIIe siècle. Il établira, par exemple, en France l'ordre des Carmélites en 1604, dont on sait, évidemment, le rayonnement prodigieux. Cependant l'Oratoire a de son côté profondément marqué plusieurs personnalités importantes, en premier lieu Saint-Cyran (1581-1643) dont on ignore souvent que les idées sur le Salut sont quasi identiques à celle de Bérulle et qui assura, non officiellement, sa succession à l'Oratoire, mais aussi Condren (1588-1641), saint Vincent de Paul (1581-1660), Jean-Jacques Olier (1608-1657) ou encore saint Jean Eudes (1601-1681). Toutefois, il faut surtout noter l’intense dévotion de Bérulle pour la Sainte Enfance de Jésus qui deviendra l’un des thèmes principaux de sa pensée théologique : « Bérulle constate que  l'état d'enfance est l'état le plus vil et le plus abject de la nature humaine après celui de la mort » (In. Bérulle, Oeuvres complètes, Paris, Éd. Migne, 1856). Pour Bérulle, le Christ n'a pas échappé à cette condition d’enfance : « la vie de gloire se cache et s'abaisse dans l'enfance, dans l'impuissance, dans la souffrance [...] et enfin dans l'opprobre de la Croix où il est destiné » (P. Cochois, Bérule et l'École française, Paris, Seuil, 1960, p. 17).

  

 

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Oblation au Sainct enfant Jesus, par Monseig. le Cardin. de Berulle, gravure, 1671.
Texte :

Oblation au Saint Enfant Jésus
par Monseigneur le Cardinal de Bérulle.

« Je vous Regarde, Je vous révère, Je vous adore En votre Sainte Enfance, O Jésus, mon Sauveur ; Je m'applique a vous en cet Etat, comme en un état auquel Je m'offre, Je me voue, Je me dédie, pour vous rendre un hommage particulier, pour en tirer grâce, direction, protection, Influence, et opération Singulière ; et m'être comme un Etat fondamental a l'Etat de mon Âme ; tirant vie, dépendance, Subsistance et fonction de la conduite de cette Enfance divine, comme de l'Etat de mon Etat, et vie de ma vie. »

 

 

L’homme est composé de pièces toutes différentes. Il est miracle d’une part, et de l’autre un néant. Il est céleste d’une part et terrestre de l’autre. Il est spirituel d’une part et corporel de l’autre. C’est un ange, c’est un animal, c’est un centre, c’est un monde, c’est un Dieu, c’est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu et rempli de Dieu s’il veut. L’être, le péché et la grâce, c’est-à-dire tout ce qui est en nous (car tout le reste n’est rien, quoique nous le considérions pour un temps), concourent à nous réduire en état de servitude, même au regard de Dieu, l’être nous rendant dépendant de sa puissance, le péché de sa justice, et la grâce de sa miséricorde. Comme l’âme en la terre et en ce corps ne se sent pas elle-même, elle ne sent pas le mouvement qui est en sa propre essence, elle est ensevelie dans le corps et dans les sens, elle n’aperçoit que le mouvement des sens vers les choses corporelles qui devraient servir à nous faire connaître quel serait le mouvement de l’esprit vers les choses spirituelles, s’il était dégagé des sens, et quel serait le mouvement de l’esprit vers l’esprit des esprits qui est Dieu, si la terre n’empêchait cette source d’eau vive. Et le combat qui sera dans l’enfer entre le mouvement imprimé naturellement par le Créateur dans la créature, et le mouvement volontaire de la créature s’éloignant du Créateur, sera un des tourments principaux et perpétuels des damnés.

Bérulle introduit un christocentrisme qu’on peut dire mystique; passif même, à condition de ne pas l’imaginer inerte. D’après cette doctrine, pour arriver à la perfection, il faut adhérer aux états du Verbe incarné. Les mystères du Christ s’imprimeront d’eux-mêmes en notre âme, car le Christ n’est pas seulement un modèle, il façonne lui-même en nous son image. Nous devenons pour lui une humanité de surcroît où sa vie s’épanche à nouveau. Comme Dieu a voulu employer sa puissance à tirer l’âme du néant par création, il veut aussi employer sa puissance suprême à la réduire à un autre néant, afin qu’elle ne soit plus qu’une capacité de Dieu qui veut être désormais tout en elle par grâce, en quelque manière approchante de celle par laquelle il sera tout à tous en sa gloire. La pauvreté intérieure est à l’âme un autre bien qui lui est fort difficile à recevoir. C’est que la créature a une imperfection quais comme essentielle, en qualité de chose créée, se joignant et attachant facilement à ce qui est créé, comme étant une chose de même nature et extraction (car tout ce qui est créé a quelque ressemblance en tant qu’il est créé et qu’il est tiré du même néant), et par cette inclination, comme essentielle, l’âme s’attache défectueusement, même aux grâces de Dieu, et prend un moyen de désunion ou de moindre union avec Dieu, par les grâces et dons de Dieu même. Et Dieu, par cette voie inconnue et par cette pauvreté inconnue, guérit l’âme de cette imperfection qui lui est comme essentielle, et lui ôte cet attachement, ne lui laissant rien à quoi elle se puisse attacher, et la dispose à être unie à Dieu même plus intimement et parfaitement.

 

 « Notre premier pas à la vie est le premier pas à la mort (…) Cela est dû à la misère et condition de cette vie, qui prend son origine dans le péché; car nous naissons en péché et nous sommes conçus en péché; nous sommes enfants d’ire avant qu’on nous puisse nommer enfants de l’homme; nous portons les ténèbres du péché avant que de voir la lumière de la vie; nous sommes engagés par le titre de notre naissance à une double mort, à cette mort présente et à une mort éternelle. »

 

 

Le Verbe Incarné, comme les prophètes de la Loi ancienne, vient nous communiquer les secrets divins. Il le fait dans ses discours. Mais à vrai dire, il est lui-même parole du Père, Dieu vivant parmi les hommes, accessible aux regards et aux curiosités de l’homme, il traduit en mots et en gestes humains ce que Dieu conçoit d’une manière qui, en elle-même, nous échappe. Quand Jésus marche, quand Jésus parle, c’est Dieu qui parle et qui marche. Et ainsi « Dieu incompréhensible se fait comprendre en cette humanité; Dieu ineffable se fait ouïr en la voix de son Verbe Incarné; et Dieu invisible se fait voir en la chair qu’il a unie avec la nature de l’éternité; et Dieu épouvantable en l’éclat de sa grandeur se fait sentir en sa douceur, en sa bénignité et en son humanité. » On pense au mot de Jésus : « Philippe, qui me voit voit aussi le Père. »

 

En Jésus se manifeste « la puissance vraie et sainte d’un amour ineffable et incompréhensible, qui enchaîne Dieu et les hommes, qui fait un réel et véritable abaissement du Fils de Dieu, lequel est Dieu lui-même, et le fait homme pour nous faire dieux, et par lui comme par une chaîne forte et puissante, le Père éternel nous enlève et attire jusqu’au ciel, et jusqu’au ciel de sa divinité; chaîne d’amour, car il en parle ainsi lui-même; chaîne qui nous attire et nous tient unis au Père par le Fils, et au Fils par soi-même et par ses sacrés mystères; chaîne précieuse, excédant toute estime et valeur; chaîne sacrée, saintement et religieusement constituée des principaux mystères de la religion chrétienne; chaîne divine et inviolable d’unité et de charité; de charité du Père et du Fils envers les hommes, et de l’unité du Fils avec la nature humaine ne l’Incarnation, et de l’unité du corps de Jésus-Christ avec nous en l’Eucharistie. » (Grandeurs 248)

 

Comme le Fils éternel de Dieu en sa nature humaine n’a point de personne humaine, c’est-à-dire n’a point de moi humain, substantiellement et personnellement, aussi le fils adoptif de Dieu, conduit par sa grâce, n’en doit point avoir moralement et spirituellement. J’honore donc ce dénuement que l’humanité de Jésus a de sa propre subsistance… Je renonce à toute la puissance, autorité et liberté que j’ai de disposer de moi… je m’en démets entièrement entre les mains de Jésus… pour l’accomplissement de tous ses vouloirs et de tous ses pouvoirs sur moi. Je passe outre, et je veux qu’il n’y ait plus de moi en moi; et je veux pouvoir dire, selon saint Paul : « …je vis moi et non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi » (Galates II, 20)

 

[Cf.  Cardinal de Bérulle, Opuscules de Piété, Introduction de G. Rotureau, prêtre de l’Oratoire,  Aubier, 1944).

 

 

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Philippe de Champaigne, la Nativité. 

 

 

 

- LXVII. –

 

Combat admirable en Jésus-Christ,

entre sa naissance éternelle et sa mission temporelle.

 

 

 

La vie de l’homme est un combat continuel, et cela se retrouve en Jésus-Christ, mais divinement. Il y a deux appétits en l’humanité de Jésus, l’un procédant de l’humanité même, et l’autre de la divinité : l’un qui le porte à nous, l’autre qui le retire en son Père. Et cela est fondé sur la différence de sa naissance et de sa mission, de laquelle ayant accompli les devoirs, il s’en retournera à son Père et sera traité comme son Fils.

 

Comme le propre de la vie est d’être en mouvement, et mouvement par un principe interne, moveri a se ipso; le propre de la vie de l’homme est d’être en mouvements et exercices contraires; car il a en son être des principes contraires, qui lui donnent ses mouvements différents, tellement que, comme son être et sa nature est composé de principes contraires, aussi sa vie est composée de mouvements différents et d’exercices contraires; ce qui a fait dire à Job : Militia est vita hominis super terram. (Job VII, 1). Et quand l’Écriture ne nous le dirait pas, l’expérience nous le fait assez connaître, et ne nous permet pas, ni d’en douter, ni de l’ignorer : et ce point n’a besoin d’aucune sorte de preuve, ni d’étendue de paroles pour être déclaré. Serait-il bien possible que le nouvel homme fût sujet à cet exercice, et eût divers mouvements en son état, et que nous puissions dire de sa vie comme de la nôtre : Militai est vita ejus super terram? Vu principalement que Dieu avait remédié à ce combat dans le paradis terrestre, mettant la paix et le repos en Adam par le moyen de la justice originelle; et le second Adam mérite bien plus de privilèges que le premier, et a une grâce bien plus haute et plus relevée que la sienne. Et toutefois il est vrai et très vrai de dire que sa vie est un combat et exercice continuel sur la terre : mais ce combat est tout saint et tout divin, et est fondé en sa divinité même, et est d’autant plus grand qu’il est puissant et divin de toutes parts. Et nous qui sommes misérables et pervers, nous sommes la cause de ces combats; et comme nous faisons partie de ses victoires, nous faisons aussi partie de ses combats.

 

Comme Jésus-Christ Notre-Seigneur est composé de l’Être divin et de la nature humaine, il a aussi deux inclinations et appétits différents, et tous deux imprimés dans la nature humaine. L’un imprimé par la divinité, qui donne être, vie, forme et état à cette nature, qui ressent sa grandeur et sa dignité par son origine céleste, et par sa constitution divine, et par sa subsistance incréée; l’autre imprimé et exprimé par la condition créée, terrestre et humaine de sa nature nouvelle; tout ainsi que l’homme étant composé de deux substances diverses, l’une spirituelle et l’autre corporelle, a deux sentiments différents, l’un provenant de l’esprit, et l’autre provenant du corps.

 

Au Fils de Dieu il y a sa naissance de son Père, et sa mission de son Père; sa naissance le tire et le tient dans son Père, car il est né de lui en lui, et sa mission le pousse dehors, et lui fait prendre naissance et vie hors de son Père, en la Vierge et au monde. Et toutefois sa mission est dérivée de sa naissance, et sa mission est purement divine, comme sa naissance est purement divine; et sa mission est de son Père seul, comme sa naissance est de son Père seul. Et ce combat sera entre sa naissance et sa mission pendant toute sa vie voyagèrent en la terre, et jusqu’au temps heureux et glorieux auquel il tirera son humanité dans sa gloire et dans le sein de son Père.

 

 

 

 

Cardinal de Bérulle, Opuscules de Piété