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13/04/2008

LE SAINT RENONCEMENT À LA CHAIR

 

 

 

 

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 « Celui-là est vertueux qui a tellement les beautés célestes gravées dans l'esprit
qu'il ne daigne pas jeter les yeux sur les beautés de la terre
et ainsi ne ressent pas l'ardeur de ce feu qui embrase le cœur des autres »
 ( Saint Jean Climaque, L’Echelle, Degré XV, 7).
 
 
 

 

                          L’institution de l’Église catholique, du Ier au Ve siècle, s’est donnée précisément pour tâche de construire le renoncement à la chair et de réduire l’amour de la chair à son point zéro. Par exemple, Clément d’Alexandrie, à la fin du IIe siècle, écrivait très simplement : « Notre idéal est de n’éprouver aucun désir ». Il faut entendre : aucun désir sexuel. Dans les Stromates, livre III, Clément trace un partage net entre les païens et les chrétiens : « […] la continence humaine, celle qui est selon les philosophes, je veux dire ceux des Grecs, enseigne à combattre la concupiscence et à ne pas se laisser asservir à elle par ses œuvres ; mais celle qui est selon nous, ne pas désirer, non pas afin que l’on se modère en désirant, mais, au contraire, afin que l’on s’abstienne de désirer. »


                          La remarque a son importance : pour Clément il ne s’agit plus, comme dans le rigorisme grec et romain, d’éduquer la sexualité, de normer les relations entre hommes et femmes au lit, mais bien de fonder, en théorie et en pratique, un choix de l’abstention, de la continence, du renoncement à la chair. Or Clément était connu comme un modéré proche des païens éclairés, Plutarque, Musonius Rufus, les médecins d’alors, et assez éloigné des autres chrétiens. C’est dire donc, chez Clément sous une forme atténuée, que cette continence sexuelle n’est pas une conséquence secondaire de ce que l’Église était en train d’élaborer. Elle était, au contraire, au fondement même de ce que le christianisme primitif mettait en jeu et réalisait. Bien sûr, il y a la dimension théorique de ce renoncement : pas un texte religieux écrit, sur cinq siècles, qui, d’une façon ou d’une autre, n’y fasse référence explicite en rapport avec la doxa chrétienne. Mais pratiquement, nombreuses furent les communautés où le renoncement s’appliquait. Galien, au milieu du IIe siècle, fait de cette pratique un signe distinctif du chrétien : « Leur mépris de la mort nous est chaque jour évident, et pareillement leur abstention de l’acte sexuel. Car on trouve chez eux non seulement des hommes, mais encore des femmes, qui se retiennent de faire l’amour durant leur vie tout entière. »
 


                          Questionnons le caractère définitif de ce renoncement à opposer aux périodes limitées d’abstinence sexuelle que l’on retrouvait, elles, un peu partout et pas seulement chez les premiers chrétiens.

 

                           Rien ne peut être saisi de ce renoncement à la chair sans faire référence à l’Évangile de Matthieu écrit dans les années 80-90. Chapitre 19, versets 3 et 4 : « Est-il permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif ? » Telle est la question piège adressée à Jésus par les Pharisiens. « Il répondit : N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit mâle et femelle et qu’il a dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » Par ce propos, Jésus restaure le mariage dans sa dignité première (la volonté du Créateur) en faisant rupture nette avec la loi de Moïse (Deutéronome 24, 1) autorisant la répudiation de l’épouse. Mais en 19, 12, on peut lire chez Matthieu — voilà la référence clef : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui s’est donné. En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre. » Ce fameux « comprenne qui peut comprendre » est une parole mystérieuse, comme disent les commentateurs. Jésus ira même jusqu’à la déclarer incompréhensible sans un don de Dieu (ainsi dans la Parabole du Semeur). Elle révèle une situation nouvelle déterminée par la venue du Royaume des cieux. Chez Marc, 4, 11, Jésus dit : « À vous le mystère du Règne de Dieu est donné, mais pour ceux du dehors, tout devient énigme. » Cette référence aux eunuques n’est pas une critique du mariage (de son principe), mais une exception eschatologique non obligatoire : certains hommes sont tellement pris par le Royaume des cieux qu’ils ne se marient pas.
 


                              Dans la Première Épître aux Corinthiens, Paul est très clair : mariage et virginité sont tous deux des dons de Dieu. Ce que propose l’Apôtre est que chacun reste dans l’état où l’a trouvé le don de Dieu. Ce qui pourrait se dire : « Ne pas chercher à changer de condition. » Mais, chapitre 7, versets 7 et 8, Paul déclare, en faisant une confidence : « Je voudrais bien que tous les hommes soient comme moi [vierge] ; mais chacun reçoit de Dieu un don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là. Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi. » Il insiste (7, 25-29) : « Au sujet des vierges […] je pense que cet état est bon, à cause des angoisses présentes, oui je pense qu’il est bon pour l’homme de rester ainsi […] les gens mariés auront de lourdes épreuves à supporter [littéralement : ceux-là auront des tribulations dans la chair] et moi, je voudrais vous les épargner […] la figure de ce monde passe. Je voudrais que vous soyez exempts de soucis. Celui qui n’est pas marié a souci des affaires du Seigneur : il cherche comment plaire au Seigneur. Mais celui qui est marié a souci des affaires du monde : il cherche comment plaire à sa femme, et il est partagé. » Et Paul de préciser : « Ainsi celui qui épouse sa fiancée fait bien, et celui qui ne l’épouse pas fera encore mieux. […] La femme […] est libre d’épouser qui elle veut. […] Cependant elle sera plus heureuse, à mon avis, si elle reste comme elle est ; et je crois, moi aussi, avoir l’Esprit de Dieu. Rester vierge, homme ou femme, donc, pour « avoir l’Esprit de Dieu ».
 
 
 

                          Ces remarques sur le mariage et la virginité se déduisent, chez Paul, de la place du corps, de son articulation au Seigneur. Les formules de Paul sont connues : « Les aliments sont pour le ventre et le ventre pour les aliments et Dieu détruira ceux-ci et celui-là. Mais le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps. Or Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera aussi par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ ? Prendrai-je les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée ? Certes non ! […] Fuyez la débauche. Tout autre péché commis par l’homme est extérieur à son corps. Mais le débauché pèche contre son propre corps […] ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? Glorifiez donc Dieu par votre corps. » C’est pourquoi Paul peut écrire : « Je vous exhorte donc, frères au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes [littéralement : offrez vos corps] en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel. » Sans ces brefs rappels du Nouveau Testament, rien ne peut être envisagé de cet enjeu du renoncement définitif à la chair.
 
 
 
 
Le corps ressuscité
 

 

 

 

                 

                         Pour saisir la logique de ce renoncement, [il faut se pencher sur] la résurrection du corps du Christ. C’est cette résurrection qui constitue la nouveauté absolue qui fonde une manière, radicalement neuve, de penser et de vivre le corps agité par le sexuel. Cette résurrection indique la fin des temps présents. Dans son Épître aux Romains, Paul le dit explicitement : « Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous menions aussi une vie nouvelle. Car si nous avons été totalement unis, assimilés à sa mort, nous le serons aussi à sa Résurrection. Comprenons bien ceci : notre vieil homme [entendre le corps de péché] a été crucifié avec lui pour que soit détruit ce corps de péché et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché. »
 


                        En sortant du tombeau, Jésus avait fait voler en éclats le monde présent, le hic et nunc de l’histoire. « Ensuite viendra la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité, toute puissance. Car il faut qu’il règne, jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort, car il a tout mis sous ses pieds », dit Paul dans la Première Épître aux Corinthiens (15, 24-27). Choisir le renoncement à la chair, supprimer la vie sexuelle concrète, c’est tenter désormais pour le chrétien de prendre part à cette victoire du Christ sur la mort — c’est en tirer des conséquences. « […] ressuscité des morts, Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire. Car en mourant, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; vivant, c’est pour Dieu qu’il vit. De même vous aussi : considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu […] » De même qu’en ressuscitant, le Christ démontre sa victoire sur l’inexorable du réel de la mort, de même en refusant la sexualité, le corps peut être arraché du monde animal. Paul le précise : « Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel pour vous faire obéir à ses convoitises. […] Car le péché n’aura plus d’empire sur vous, puisque vous n’êtes plus sous la loi mais sous sa grâce. » Le corps du péché est le corps mortel. Le corps spirituel est le corps ressuscité au nom de la Résurrection du Christ. Par le baptême, le chrétien est uni au corps du Christ et donc à sa future Résurrection.
 
 

                        Mais une autre conséquence s’en déduit — extrême celle-là. La continence absolue et définitive entraîne — c’est une évidence — le refus du mariage et de la génération. À ce titre, c’est toute l’organisation sociale qui se trouverait démantibulée : le vieux monde s’écroulerait. Le « raz de marée du Messie » comme disent les Actes de Thomas trouverait à s’accomplir. Certes il s’agit là de positions extrêmes — Clément, par exemple, aurait eu du mal à les faire siennes — mais elles indiquent, néanmoins, une direction dans ce qui est en train de se réaliser. La résurrection ne peut que signer l’avènement d’un autre monde. Le renoncement sexuel en est l’une de ses conséquences les plus fortes, les plus radicales, les plus porteuses d’avenir.
 
 


                       Insistons sur ce point : le Christ était revenu du monde des morts et avait regagné — c’est l’Ascension — les cieux de son Père. C’est à ce titre que la présence inéluctable de la mort se desserre et que les lois du « normal » sont suspendues. Le mépris de la mort et l’abstention sexuelle dont parlait Galien ne sont pas séparables : ce sont les deux faces d’une seule et même pièce. Ce nouage se trouve bien entendu chez Paul qui, dans son Épître aux Romains, insistait, non sans angoisse, sur cette présence de Dieu dans son corps — présence à laquelle le corps, lui-même, pouvait s’opposer. Le corps mortel peut écraser l’âme : « Nous savons certes, que la loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu comme esclave au péché. Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais ; ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais […] » Les tentations du corps, sexuelles en premier lieu, sont autant de modalités d’impuissance voire même de rébellion contre Dieu. « Car je sais qu’en moi — je veux dire dans ma chair — le bien n’habite pas : vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais […] je perçois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon intelligence ; elle fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? »
 
 
 
                      Voilà précisément ce à quoi la résurrection du Christ donne une réponse : tout à la fois elle assure la délivrance de ce corps de mort et elle inaugure une délivrance possible de cette « autre loi ». Pour Paul, en effet, le Christ allait revenir : chacun pourrait participer, alors, à la gloire de son corps ressuscité.
 
 


                        Écoutons la voix de Paul toujours dans son Épître aux Romains : « Vous de même, mes frères, vous avez été mis à mort à l’égard de la loi, par le corps du Christ, pour appartenir à un autre, le Ressuscité d’entre les morts afin que nous portions des fruits pour Dieu. En effet, quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses se servant de la loi, agissaient en nos membres, afin que nous portions des fruits pour la mort. Mais maintenant, morts à ce qui nous tenait captifs, nous avons été affranchis de la loi, de sorte que nous servons sous le régime nouveau de l’Esprit et non plus sous le régime périmé de la lettre. » Comme l’écrit l’historien anglais Peter Brown : « Les morts s’arracheraient à la torpeur de la tombe et les vivants seraient eux aussi revêtus de la puissance de Dieu. Alors capituleraient les immenses forces d’opposition à la volonté de Dieu qui rôdaient à travers l’univers entier. » (1)
 
 
 

                        Du reste Paul, dans son Épître aux Philippiens, le dit explicitement : « [Jésus] transfigurera notre corps de misère en le conformant à son corps de gloire, selon la puissance active qui le rend capable même de s’assujettir toutes choses. » Là réside une nouvelle cité : « Car notre cité, à nous, est dans les cieux, d’où nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ […] » La mort de Jésus n’est pas au-dehors, elle n’est pas une contingence. Déjà ce corps de misère porte en lui cette parcelle de l’esprit qui avait arraché le corps mort de Jésus à la tombe « pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle ». Le corps porte « partout et toujours […] la mort de Jésus ».

 



                       La résurrection signe, en acte, cette victoire de l’esprit sur la présence active du « péché qui est dans mes membres ».

                      

Cette présence ennemie ne pouvait qu’être toujours victorieuse, mais seulement jusqu’à la résurrection du Christ. Par elle, désormais, la présence du mal est définitivement vaincue. « L’esprit de Celui qui a relevé d’entre les morts Christ Jésus fera vivre aussi vos corps mortels. » C’est donc d’une nouvelle vie qu’il est question — une nouvelle vie, qui ne se limite plus au seul monde d’ici, conditionnée absolument par la résurrection. Par là, concrètement, jour après jour, la société traditionnelle païenne devait pouvoir être défaite pierre après pierre. Plus de compromis, c’est l’enjeu d’une nouvelle création qu’annonce Paul et qui fera, au cours des siècles, l’agalma de l’Église chrétienne.

 

 

Hervé Castanet
 
 


1. A lire de Peter Brown  " The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity " Journal of Roman Studies 61 (1971) 82-101. Et surtout son étude plus récente "The Body and Society. Men, Women, and Sexual Renunciation in Early Christianity”, Columbia University Press, New York 1988.

 

 

06/04/2008

OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR NUIT OBSCURE ET COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE.

 

 
 
LA MONTÉE DU CARMEL

DE ST JEAN DE LA CROIX

 

LIVRE PREMIER

 

OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR NUIT OBSCURE
ET COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE;
ON PARLE EN PARTICULIER DE LA NUIT DES SENS ET DES PASSIONS,
AINSI QUE DES DOMMAGES QU'ILS CAUSENT À L'ÂME.
 
 
 
 


 

« Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix. »
 
 
 
 
 
 
 
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L'âme chante dans cette strophe l'heureux sort et la bonne fortune qu'elle a eu de se dégager de toutes les choses du dehors, des tendances et imperfections qui résident dans la partie sensitive de l'homme par suite du désordre où se trouve sa raison.

 

CHAPITRE IV
 

OÙ L'ON MONTRE
COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE
QUE L'ÂME PASSE VRAIMENT PAR CETTE
NUIT OBSCURE, C'EST-À-DIRE PAR LA
MORTIFICATION DES SENS, POUR
MARCHER VERS L'UNION DIVINE. ON LE
PROUVE PAR DES COMPARAISONS, DES
IMAGES, ET L'AUTORITÉ DE
LA SAINTE ÉCRITURE.


 

 

 

Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause. Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu. Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue: Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5). La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras? « Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées.

 Pour donner plus de clarté à cette doctrine, nous devons savoir que l'affection et l'attachement que l'âme porte à la créature la rend semblable à cette créature, et plus est grande l'affection qu'elle lui porte, plus aussi elle lui est égale et semblable, car l'amour établit la ressemblance entre celui qui aime et l'objet aimé. Voilà pourquoi le psalmiste, parlant de ceux qui placent leurs affections dans les idoles, dit: Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis: « Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les font, et tous ceux qui mettent en elles leur confiance (Ps. CXIII, 8) ». Donc, celui qui aime la créature se place au niveau de cette créature, et même plus bas en quelque sorte, car l'amour non seulement rend semblables mais encore assujettit celui qui aime à l'objet aimé. Aussi, quand l'âme aime quelque chose en dehors de Dieu, elle est incapable de la pure union avec Dieu et de sa transformation en lui. La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil; et coelos, et non erat lux in eis: « J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière (Jer. IV, 23) ». Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.

 Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue. De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.

 Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant; car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.

 De même, toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur, comme le dit Salomon au livre des Proverbes: Fallax gratia et vana est pulchritudo: « Trompeurs sont les charmes et vaine est la beauté (Prov. XXXI, 30) ». Ainsi l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque participe devant Dieu à sa laideur. Voilà pourquoi cette âme qui est laide ne pourra se transformer dans la beauté divine, car la laideur est incompatible avec la beauté.

 De même encore, toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir. Aussi l'âme qui se laisse prendre aux bonnes grâces et aux attraits des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu; elle n'est pas capable de la grâce infinie de Dieu et de ses attraits, car ce qui est souverainement disgracieux est infiniment distant de Celui qui est la grâce même.

 Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n'est que souveraine malice. Il n'y a de bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 19). Aussi l'âme qui s'attache aux biens de ce monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même que la malice n'est pas capable de comprendre la bonté, de même l'âme dont nous parlons ne pourra s'unir parfaitement à Dieu, qui est souveraine bonté.

 Toute la sagesse du monde et l'habileté des hommes comparée à la sagesse infinie de Dieu n'est qu'une pure et souveraine ignorance, comme le dit saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum: « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu (I Cor. III, 18) ». Aussi toute âme qui s'appuie sur sa science et son habileté pour arriver à s'unir à la sagesse de Dieu est souverainement ignorante devant Dieu et en restera bien loin, car l'ignorance ne connaît pas ce qu'est la sagesse. Saint Paul dit que cette sagesse du monde est une folie devant Dieu. Ceux qui s'imaginent posséder quelque connaissance sont très ignorants, comme le dit le même apôtre: Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt: « Ils ont dit qu'ils étaient des sages, et ils sont devenus des insensés (Rom. I, 22) ». Ceux-là possèdent la sagesse de Dieu qui se font petits et ignorants, renoncent à leur science et marchent avec amour dans la voie du service de Dieu. Saint Paul enseigne encore cette sorte de sagesse quand il dit: « Si quelqu'un croit être sage parmi vous, qu'il se fasse ignorant pour être sage, car la sagesse du monde est folie devant Dieu (I Cor. III 18-19) ». Aussi l'âme qui veut s'unir à la sagesse de Dieu doit passer par le non-savoir, et non par le savoir.

 Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l'esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage. Aussi l'âme qui est éprise des grandeurs et des dignités ou qui recherche la liberté de ses tendances est regardée et traitée devant Dieu non comme l'enfant libre, mais comme une personne basse, captive de ses passions; elle n'a pas voulu suivre la sainte doctrine du Sauveur, qui nous dit: Celui qui veut être le plus grand sera le plus petit; et celui qui veut être le plus petit sera le plus grand (Luc, XXII, 26). Voilà pourquoi elle ne pourra pas arriver à la liberté royale de l'esprit, qui s'acquiert dans la divine union, car l'esclavage est absolument incompatible avec la liberté; et celle-ci ne peut habiter un coeur assujetti aux caprices dont il est l'esclave: elle habite le coeur libre, le coeur du fils. Tel est le motif pour lequel Sara dit à son mari Abraham de chasser de la maison l'esclave et son fils, parce que le fils de l'esclave ne devait pas partager l'héritage du fils de la femme libre (Gen., XXI, 10).

 Toutes les délices et douceurs que la volonté trouve dans les choses du monde ne sont que peines, tourments et amertumes si on les compare aux délices et aux douceurs de Dieu. Celui qui s'y attache ne mérite devant Dieu que peine extrême, tourment et amertume; aussi ne pourra-t-il pas parvenir aux suavités de l'union avec Dieu.

 Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu, ne sont que pauvreté absolue et misère profonde. L'âme qui s'attache à leur possession est souverainement pauvre et misérable devant Dieu. Aussi n'arrivera-t-elle pas au bienheureux état de la richesse et de la gloire qui est celui de la transformation en Dieu, car par sa pauvreté et sa misère elle est à une distance infinie de Celui qui est souverainement riche et glorieux. Aussi la divine Sagesse se plaint de ces mortels qui se dégradent, s'avilissent, se rendent misérables et pauvres parce qu'ils recherchent ce qui est beau, grand et riche aux regards du monde, et Elle leur adresse cette apostrophe dans les Proverbes: « O hommes, je crie vers vous; ma voix s'adresse aux enfants des hommes. Comprenez, petits enfants, ce qu'est la sagesse; et vous, insensés, soyez attentifs. Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses... Avec moi sont les richesses et la gloire, la magnificence et la justice. Les fruits que vous acquérez en me possédant valent plus que l'or et les pierres précieuses, et mes productions plus que l'argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, dans les sentiers de la prudence, pour enrichir ceux qui m'aiment et remplir leurs trésors (Pro. VII, 4-6, 18-21). »

 Par ces paroles, la Sagesse divine s'adresse à tous ceux qui mettent leur coeur et leurs affections dans une créature quelconque d'ici-bas, selon que nous l'avons expliqué. Elle les appelle petits, parce qu'ils se rendent semblables à ce qu'ils aiment et qui est tout petit. C'est pour ce motif qu'elle leur dit d'être prudents et de considérer les grandes choses dont elle traite, et non ce qui est petit comme eux. Elle leur représente que les grandes richesses et la gloire qu'ils aiment sont avec elle et en elle, et non là où ils s'imaginent. Elle ajoute que l'opulence et la justice sont en elle. Et si les trésors de ce monde leur paraissent précieux, elle les engage à bien considérer que ses trésors sont au-dessus de tout. Car le fruit qu'on en tire vaut plus que l'or et les pierres précieuses; de même, les effets qui en découlent sont plus estimables que l'argent pur qu'ils ambitionnent et qui est l'image de tous les genres d'affections que l'on peut avoir en cette vie.