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01/12/2013

Le « Chapelet secret » janséniste


L’oraison de silence et le « quiétisme » janséniste

ou

 

la spiritualité de l’annihilation volontaire

Martin de Barcos.jpg

Martin de Barcos (1600-1678),

neveu de l’abbé de Saint-Cyran, élève de Jansénius à l’université de Louvain,

 

auteur des « Sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale », (1696).


Le « Chapelet Secret  du Saint-Sacrement» diffusé en milieu janséniste à la même période que le « Chapelet de la Petite Couronne » de Marguerite du Saint-Sacrement, se présentait comme un sorte de petit traité mystique - faussement attribué à Saint-Cyran (1581-1643), puisque composé en réalité par Agnès Arnauld (1593-1672), qui deviendra en 1658 abbesse de Port-Royal lors de la période la plus hostile au jansénisme, organisant le mouvement de résistance à la signature du Formulaire d’Alexandre VI. [1].

 

I.  Spiritualité de l’annihilation volontaire

 

Le Père Charles de Condren(1588-1641), son confesseur, avait insisté auprès d’Agnès Arnauld, pour qu'elle lui découvre les pensées qu'elle méditait en présence de Jésus, et c’est ainsi qu’elle lui remit les quelques pages qui furent appelées « Chapelet secret du Saint Sacrement », composé des seize attributs de Jésus-Christ en l'honneur des seize siècles écoulés depuis l'institution de l'Eucharistie, chaque attribut (sainteté, incommunicabilité, illumination, etc.), étant accompagné d'un court texte servant à orienter la méditation. Dans ce traité, le chrétien était invité à se rendre indifférent à son Salut par un acte d’abandon total et de profond délaissement, l’anéantissement de l’âme se concevant dans une tonalité ontologique qui n’est pas pour surprendre dans le cadre doctrinal de l’augustinisme, ainsi que cette méditation sur la dissolution de toutes choses en Jésus-Christ le montre assez nettement : « Priez pour que Jésus-Christ s'établisse dans tout ce que les âmes sont, qu'il ne souffre point la subsistance de la créature, qu'il soit tout ce qu'il doit être et fasse disparaître tout autre être, comme le soleil efface toute autre lumière, qu'il soit pour être et que la fin de son établissement soit pour Lui, et non pour l'avantage de l'âme qui le porte.» [2]

 

a) Condamnation du Chapelet secret

 

Cependant, comme il était à craindre, Le 18 juin 1633, le « Chapelet Secret » fut condamné par la Sorbonne et, le 26 avril de l'année suivante, le pape Urbain VIII (1568-1644) ordonnait sa destruction. Mais, fort heureusement, la pratique du « Chapelet secret » se maintint elle-même secrètement, alors que l’abbé de Saint-Cyran, ayant étudié attentivement le texte du « Chapelet secret », le trouva théologiquement parfait et obtint une approbation signée des docteurs de Louvain, en particulier de Jansénius, écrivant anonymement une « Apologie pour servir de défense au Chapelet secret» (1634), afin de répondre aux violentes critiques, également anonymes, publiées contre le Chapelet, par un jésuite que l'on croit être le Père Binet (1569-1639).

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Celle qui deviendra Mère Agnès, plusieurs années avant l'Augustinus (1641), posait donc les bases d’une spiritualité de l’annihilation volontaire, faisant de l’Oportet illum crescere, me autem minui, une rigoureuse perspective ascétique et mystique, parlant de « l’inapplication », et mettant en lumière l’infinie distance qui sépare la créature de Jésus-Christ, l’Être Divin ne devant point se soucier, ni n’avoir aucun égard pour notre néant, l’âme ayant à préférer être exposée à la perte plutôt qu’au souvenir de Dieu, ceci afin de disparaître dans l’abîme de l’oubli : « Afin que Jésus-Christ s'occupe de Lui-même, et qu'il ne donne point dans Lui d'être aux néants; qu'Il n'ait égard à rien qui se passe hors de Lui; que les âmes ne se présentent pas à Lui pour l'objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu'Il doit à soi-même; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à son oubli, qu'étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour s'appliquer aux créatures. » Il convient, selon le « Chapelet secret », en choisissant le néant et l’extrême délaissement : « que les âmes se rendent à l'ignorance et qu'elles aiment le secret des conseils de Dieu, qu'elles renoncent à la manifestation des choses cachées de Dieu.» [3].

 

b) Le quiétisme du Chapelet secret

 

On constate, à la lecture des lignes d’Agnès Arnauld composant les méditations du « Chapelet secret », la grande proximité, pour ne pas dire leur intime parenté, avec certains textes du courant mystique qui fut désigné sous le nom de « quiétisme » au XVIIe siècle, prônant l’anéantissement des facultés et le saint repos intérieur de l’âme dans l’exercice de l’oraison. A première vue, ce rapprochement pourrait d’ailleurs surprendre, tant l’idée subsiste parfois chez beaucoup, d’un rejet de la part du jansénisme à l’égard de la mystique passive.

 

II.  Martin de Barcos : un janséniste mystique fidèle à Jansénius

 

Martin de Barcos (1600-1678) [4], qui va présider au climat spirituel de Port-Royal, et à la manière de prier et d’envisager l’oraison que l’on y développait, partait du principe que les facultés de la créature ayant été entièrement corrompues « jusqu'à la racine » par le péché originel, n’ont surtout pas à s’exercer dans la prière, faute de quoi elles souillent et noircissent le divin entretien par leur désorientation native empêchant Dieu d’agir dans l’âme.


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La créature ayant été corrompue « jusqu'à la racine » par le péché originel,

ses facultés n’ont surtout pas à s’exercer dans la prière,

faute de quoi elles souillent et noircissent le divin entretien.

 

a) Le « péché d’activité » dans l’oraison

 

Pour cette raison impérative, Barcos rejetait toute idée d’oraison méthodique et discursive, le seul mot de « méthode », dans le cadre du plein exercice de la grâce, don gratuit immérité, étant pour lui à proscrire absolument et avec la plus vigoureuse énergie, puisque l'action divine doit se substituer aux imparfaites et stériles industries humaines dans la prière, ce que Barcos désignait comme étant  « le péché d'activité » [5] :  « Un seul type d'actions est  exempt d'impureté, ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire qui surprennent l'âme par le repos qu'elle y ressent, sans qu'elle s'y soit portée par aucun désir. Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare, sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d'activité, et ont besoin d'être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l'autre, par les flammes du purgatoire. Toutes ces actions sont des actions vivantes, c'est-à-dire produites par la vie d'Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l'homme, qu'il faut faire mourir, évacuer et détruire par l'esprit de Dieu.» [6]

 

Dans Les Sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale, Barcos énonce donc logiquement, de très nombreuses fois des critiques sévères contre l'intellectualisme pélagien, et conseille formellement dans la prière, la pratique de l’oraison intérieure de silence : « Cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme.» [7]

 

III.  Le quiétisme, selon Fénélon, est « le jansénisme mis en pratique »

 

Ce que l’on pourrait désigner comme étant la « quiétude janséniste », défendue par Barcos, qui correspondait comme le voit, très exactement à ce que soutenaient les partisans de la  quiétude mystique dite « quiétiste », découlait en fait d’une conception théologique augustinienne en forme d’axiome métaphysique intransigeant : l'agent humain est radicalement mauvais, tolus malus; l'agent humain, est irrémédiablement corrompu et perverti dans ses moindres replis, c’est un néant face à l'agent divin, ce dernier seul devant être actif dans l’âme lors de l’exercice de la prière.

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François de Salignac de La Mothe-Fénelon 

dit "Fénelon" (1651-1715).



C’est pourquoi, Fénelon ne s’y est donc point trompé, lorsque critiquant dans un même mouvement quiétisme et jansénisme - quoique cette critique visiblement imposée par les circonstances puisse nous inspirer bien des réserves, mais c’est un autre sujet -, liait ces deux sensibilités au prétexte que le jansénisme, posant la corruption radicale des facultés comme principe préalable, rejoignait dans la passivité exigée de l’âme dans la prière, le quiétisme, qui faisait précisément de cette passivité la base de sa pratique de l’oraison, ceci engageant Fénelon à soutenir cette proposition surprenante : «Un Janséniste, conséquent dans ses principes, serait naturellement conduit, aussi bien qu'un Fataliste, à mettre en pratique la ridicule et dangereuse passiveté des Quiétistes.» [8]


Fénelon abordait la question du quiétisme janséniste, par rapport à l’affaire du « Chapelet secret », taxé de « quiétiste » non sans de justes motifs, tant la teneur même des méditations de Mère Agnès Arnauld, relevait d’une spiritualité de l’anéantissement et de l’abandon dont les auteurs taxés de quiétisme ne cessèrent de développer les mérites : « Parmi ces hommes singuliers, quelques auteurs modernes ont cru pouvoir mettre l'abbé de Saint-Cyran, et plusieurs des premiers disciples ou partisans de Jansénius. Cette conjecture paraît avoir quelque fondement, dans l'approbation donnée, par l'abbé de Saint- Cyran, au ‘‘Chapelet du saint Sacrement’’, où les principes du Quiétisme étaient clairement énoncés, et qui fut condamné, pour cette raison, par la faculté de théologie de Paris, en 1633, et même par un jugement du Saint-Siége. Il est certain, en effet, que l'abbé de Saint-Cyran, s'il n'était pas l'auteur de cet écrit, comme bien des gens l'ont cru, en prit hautement la défense, et le fit approuver par son ami Jansénius, alors docteur de Louvain, et depuis évêque d'Ypres. (cf. Dupin, Hist. eccl. du 17e siècle. 2e Part. p. 85.— D'Avrigny, Mém. Chron, tome II, 18 juin, 1633.— Nicole (sous le nom de Wendrock ), note 2e sur la 16e Lettre provinciale.—Notice sur Port-Royal, par M. Petitot; 1re partie, pp. 12-13). L'auteur de la Bibliothèque Janséniste  (le P. de Colonia, Jésuite) a pris de là occasion d'avancer, que le Quiétisme est une conséquence naturelle du Jansénisme, et le Jansénisme mis en pratique (cf. Préface de la Bibliothèque des auteurs Quiétistes, à la suite de la Bibliothèque Janséniste ; t. II, p. 281). Cette assertion peut sans doute paraître extraordinaire au premier abord; toutefois elle ne semblera pas destituée de fondement, si l'on fait attention que le Jansénisme, en soumettant l'homme à une insurmontable nécessité dans tous ses actes, introduit au fond un véritable Fatalisme, dont la conséquence naturelle est de le faire renoncer à toute activité, pour suivre passivement l'impulsion qui l'entraîne toujours malgré lui, soit au bien, soit au mal. Il est possible que cette conséquence n'ait pas été aperçue par les disciples de Jansénius; nous croyons même que la plupart d'entre eux ne l'ont pas en effet remarquée; car il est certain que, bien loin de se montrer favorables au Quiétisme, ils ont généralement témoigné une grande opposition pour cette hérésie, et, quelquefois même, porté cette opposition jusqu'à un excès manifeste ; mais il n'en est pas moins vrai qu'un Janséniste, conséquent dans ses principes, serait naturellement conduit, aussi bien qu'un Fataliste, à mettre en pratique la ridicule et dangereuse passiveté des Quiétistes.» [9]

 

« Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris »

 

D’ailleurs, cette proximité entre quiétisme et jansénisme, va si loin, qu’on oublie trop souvent que l’un des commandements majeurs de la perspective de l’Augustinus est « d’aimer Dieu », Jansénius ayant placé en exergue de son ouvrage cette citation de saint Paul : « Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris / ‘‘L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs’’. » (Romains V, 5), ceci expliquant pourquoi Pascal tancera si fortement le Père François Annat (1590-1670), dont n’oubliera pas que ce jésuite fut le confesseur du roi à partir de 1654, par ces mots : « Vous anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l’amour de Dieu dont vous dispensez les hommes.» [10]

 

L’âme est certes unie à Dieu par l’amour, par un lien indéfectible, mais c’est Dieu uniquement qui en opère, par grâce, l’épanouissement dans le cœur de la créature. Et, à cet égard, Fénelon soutient que nous devons aimer Dieu en nous libérant de l’amour de soi-même, un amour mensonger et pervers dont il nous faut nous dépendre et sacrifier : «Nous devons un sacrifice à Dieu de tout nous-mêmes, sans exception » [11], ce qui est exactement la position janséniste rappelée par Pascal, qui regarde l’amour-propre comme comparable au péché des anges déchus, faisant du « pur amour » fénelonien, une sorte de prolongement en mode quiétiste de la position de Jansénius travaillant à faire en sorte que l’on puisse « soustraire la charité aux conditions psychologiques qui font de toute cupidité une espèce d’amour-propre» [12] ce dernier déclarant : « C’est une façon bien inférieure d’être moral que de l’être seulement par espoir de la récompense divine, ou par crainte du châtiment » [13], ce qui est l’exacte position des théoriciens du pur amour qui considèrent que l’amour véritable de Dieu ne peut-être qu’un amour désintéressé, pouvant aller jusqu’au sacrifice de son Salut si telle était, par impossible, la volonté de Dieu.

 

Et ce sacrifice n’est pas de l’indolence passive, c’est un acte intérieur d’engagement extraordinairement puissant sur le plan acétique et mystique, dont la rigueur fait rejoindre, pour ne pas dire se compléter, l’attitude quiétiste et janséniste : « L’originalité de Fénelon et des théoriciens du pur amour est d’autant plus grande, quand ils soutiennent qu’il nous faut aimer Dieu au-dessus de toutes choses, par-delà notre désir de la béatitude et notre hantise des peines infernales, et devenir donc, en ce sens, ‘‘indifférents à notre salut’’. Nous sommes évidemment ici à toute distance de la coupable nonchalance si vigoureusement dénoncée ! Il est légitime, bien plus il est même requis d’aspirer au salut, mais ce qui est en question est la nature de l’amour. L’amour sans mélange (au sens chimique) fait abstraction de ce que les esprits de la Renaissance appelaient la ‘‘philautie’’ : il est fondamentalement désintéressé. Selon Fénelon, on ne peut aimer Dieu comme ‘‘parfait’’ sans l’aimer ‘‘béatifiant’’, mais il n’en faut pas moins parvenir à l’aimer essentiellement pour lui-même, indépendamment du motif du salut.» [14]


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21/11/2008

DE LA NATURE ET DE LA GRÂCE

RÉFUTATION DE PÉLAGE.

 

In Oeuvres complètes de Saint Augustin, sous la direction de M. Raulx, tome XVIIème,

p. 185 à 221, Bar-le-Duc 1871

 

Meurtre d'Abel.jpg

 

Le meutre d'Abel (Genèse 4, 8-16)

Illustration de Gustave Doré

 

 

S'appuyant sur les écrits de saint Augustin, Jansénius (1585-1638) crut nécessaire, à une période où une dérive significative menaçait la doctrine chrétienne sous la forme du contestable courant moliniste diffusant une théologie laxiste et permissive, de réaffirmer que la grâce divine est un dont absolument gratuit, donné par Dieu, et qu’elle seule peut suppléer à la nature abîmée par le péché de la créature. Cette position, parfaitement conforme à l’enseignement de l’Ecriture, engendra pourtant de vifs débats à l'intérieur de l'Eglise, que le pouvoir politique trancha de façon inqualifiable en usant d'une contrainte injuste et scandaleuse à l'égard de Rome [1].

 

Or, la doctrine de la grâce, si incomprise, qui fut cependant relayée au XVIIe siècle par les oratoriens, exige que l’on se penche tout d’abord sur ce que l’évêque d’Hippone exposa dans ses écrits, d’où la nécessité de se reporter à l’un de ses textes les plus importants, soit le célèbre « De natura et Gracia », qui fut écrit contre les positions soutenues par l’hérétique moine irlandais Pélage (v. 350 - v. 420). On sera attentif dans ces lignes doctes et emplies d’une science éclairée, au passage portant sur la situation des enfants morts sans baptême, qui reste un élément fondamental du dogme catholique traditionnel [2].

 

 

Notes

 

 

 

[1] C’est un Louis XIV vieillissant, à l’orgueil blessé, manifestant un aveugle entêtement et dont la responsabilité est immense dans cette triste affaire, qui demanda au pape Clément XI (1649-1721) à partir de 1701, alors qu’un climat plus serein, connut sous le nom de « paix clémentine » - consécutive à l’accord qui avait été réalisé en 1669 entre le Saint Siège en la personne de Clément IX (1600-1669) et les partisans de Jansénius permettant à l’abbaye de Port-Royal-des-Champs de rouvrir ses portes et d’y accueillir de nouveau des âmes avides de Dieu - perdurait depuis plusieurs années, une nouvelle condamnation, origine de la bulle « Vineam Domini » (1705), qui va révolter de nombreux théologiens de la Sorbonne et provoquer une crise inutile. Toutefois le roi, non complètement satisfait, décida de plus encore réprimer les pieux dévots de saint Augustin. En effet, en octobre 1709, les religieuses de Port-Royal qui avaient refusé de signer la bulle seront dispersées, deux ans plus tard le monastère fondé et édifié au XIIIe siècle, sera même rasé à la poudre à canon, les cadavres des religieuses exhumés et indignement jetés à la fosse commune. Non content de cet acte ignoble et impie, Louis XIV, ira plus loin encore, il exigea une nouvelle bulle de condamnation à l’égard des partisans de Jansénius, insistant de telle façon que Clément XI promulguera la célèbre bulle « Unigenitus » le 8 septembre 1713. Cette dernière condamne, de façon plus que curieuse sur le plan théologique,  les thèses augustiniennes sur la grâce, ce qui fit que plusieurs évêques en France, et des centaines de religieux ne la signeront jamais. On pourra d’ailleurs trouver bien étrange que certains s’appuient encore sur les décisions papales obtenues sous la contrainte pour ternir la pensée augustinienne, alors même qu’en octobre 1999, sous l’impulsion de Jean-Paul II, l’Eglise Catholique romaine et la Fédération Luthérienne Mondiale des Eglises ont signé une “Déclaration commune” portant sur la question théologique de la justification, déclaration qui, finalement, avalise en partie ce que disait Jansénius dans l’Augustinus au sujet du don gratuit de la grâce.

 

[2] Saint Augustin affirme que les âmes des enfants non baptisés, dont « toute douleur est exclue de leur peine », ne souffrent en enfer que de la « peine la plus douce » (Enchiridion, 103), c’est-à-dire que ces âmes se trouvent dans un état intermédiaire n’encourant pas véritablement les souffrances de l’enfer mais sont seulement privées de la béatitude du paradis à cause du péché originel qui infecta Adam et toute sa descendance charnelle. C’est de cette difficulté que surgira, au XIIIe siècle, l’idée consolante des limbes (‘‘limbus puerorum’’ ou limbes des enfants), lieu intermédiaire dans lequel les âmes des nouveaux-nés non baptisés se trouvent placées, état d’attente non douloureuse, et encore pour un temps, soit jusqu’à l’heure du jugement dernier ou les mystères infinis de la miséricorde divine pourront s’exercer selon des vues et une volonté qu’il ne nous appartient ni de connaître, ni d’interpréter.

 

 

 

389_StAugustin[1].jpg

Saint Augustin évêque d'Hippone (354-430)

 

 

 

 

LA NATURE, CRÉÉE DANS L'INNOCENCE, A ÉTÉ DEPUIS SOUILLÉE PAR LE PÉCHÉ.

 

3. L'homme fut créé sans tache et sans souillure ; mais Adam se rendit coupable, et toute sa postérité a besoin d'être guérie, parce qu'elle n'est plus saine. Malgré sa chute, il lui reste des biens qui font partie de sa constitution, de sa vie, de ses sens, de son intelligence, et ces biens, il les a reçus de la main de son Créateur. Le vice est survenu, plongeant dans les ténèbres et affaiblissant ces biens naturels et rendant nécessaires la diffusion de la lumière et l'application du remède ; mais ce vice n'est point l'oeuvre de Dieu; car ce vice de la part d'Adam, fut le résultat du dérèglement de son libre arbitre, et, de la part de hommes, il est la conséquence du péché originel. Par conséquent notre nature viciée n'a plus droit qu'à un châtiment légitime. Sans doute, nous sommes devenus une nouvelle créature en Jésus-Christ, mais. « nous étions par la corruption de notre nature, enfant de colère aussi bien que les autres hommes. Dieu, qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ, par la grâce duquel nous sommes sauvés (1) ».

 

1. Ephés. II, 3-5.

 

 

 

LA GRÂCE GRATUITE.

 

4. Or, cette grâce de Jésus-Christ, sans laquelle ni les enfants ni les adultes ne peuvent être sauvés, ne nous est point donnée à raison de nos mérites, mais d'une manière absolument gratuite ; de là son nom de grâce. « Nous avons été justifiés gratuitement par son sang », dit l'Apôtre. D'où il suit que ceux qui n'ont pas été délivrés par cette grâce, soit parce qu'ils n'ont pas pu en entendre parler, soit parce qu'ils n'ont pas voulu obéir, soit que leur âge ne leur permette pas de comprendre, soit enfin parce qu'ils n'ont pas reçu le sacrement de la régénération, qu'ils auraient pu recevoir ci qui les aurait sauvés, tous ceux-là, dis-je, sont privés du bonheur du ciel, et cette condamnation n'est que justice ; car ils ne sont pas sans péché, soit qu'il s'agisse du péché originel, soit qu'il s'agisse des péchés actuels. « Car tous ont péché », soit en Adam, soit en eux-mêmes, et « tous ont besoin de la gloire de Dieu ».

 

 

 

LA JUSTICE EXIGEAIT LA CONDAMNATION DE TOUS LES HOMMES.

 

5. Ainsi donc, par le fait de leur origine, tous les hommes sont soumis au châtiment, et lors même que tous subiraient en réalité le supplice de la damnation, ce ne serait que rigoureuse justice. Voilà pourquoi ceux qui sont délivrés par la grâce ne sont pas appelés des vases de leurs propres mérites, mais des vases de miséricorde (1). Et de qui cette miséricorde, si ce n'est de celui qui a envoyé Jésus-Christ en ce monde pour sauver les pécheurs (2), c'est-à-dire ceux qu'il a connus par sa prescience, qu'il a prédestinés, qu'il a appelés, qu'il a justifiés et qu'il a glorifiés (3) ? N'est-ce donc pas le comble de la folie que de ne point rendre d'ineffables actions de grâce à la miséricorde de celui qui délivre ceux qu'il a voulu, quand on sait que la justice autorisait parfaitement le Seigneur à réprouver tous les hommes sans aucune distinction ?

 

1. Rom. IX, 23.— 2. I Tim. I, 15.— 3. Rom. VIII, 29, 30.

 

 

LES HARDIESSES DES PÉLAGIENS.

 

6. Si nous saisissons le sens de ces passages de l'Ecriture, nous ne verrons aucune nécessité de disputer contre la grâce chrétienne et de recourir à toute sorte d'arguments pour montrer que la nature humaine, dans les enfants, n'a pas besoin d'être guérie, parce qu'elle est saine, et que cette même nature, dans les adultes, peut se suffire à elle-même si elle veut, pour arriver à la justice. Pour établir des démonstrations de ce genre, les Pélagiens se mettent en frais d'esprit et de finesse ; mais toute leur sagesse n'est qu'une sagesse de paroles pour détruire la croix de Jésus-Christ (4). « Cette sagesse n'est pas la sagesse qui descend du ciel (5) ».  Je ne veux pas les suivre dans la hardiesse de leurs inventions, car je craindrais de paraître faire injure à nos amis pour lesquels je n'ai qu'un seul désir, celui de voir leur intelligence aussi prompte que perspicace suivre toujours la voie droite qui conduit à la vérité.

 

 

4. I Cor. I, 17. — 5. Jacq. III, 15

 

 

CEUX QUI N'ONT PU ÊTRE JUSTIFIÉS SONT ÉGALEMENT CONDAMNÉS.

 

9. Pesez bien ses paroles. Je suppose un enfant ayant pris naissance dans un lieu où il n'a pu recevoir le baptême de Jésus-Christ; il meurt dans cet état, c'est-à-dire privé du sacrement de la régénération, parce qu'il n'a pu le recevoir. Notre auteur l'absolvera-t-il et lui ouvrira-t-il le royaume des cieux contre la sentence manifeste du Sauveur (5) ? Du moins, il est évident que l'Apôtre ne l'absout pas, quand il s'écrie : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (6) » . Ainsi donc, en vertu de cette condamnation qui court à travers toute la masse, cet enfant ne saurait être admis dans le royaume des cieux, quoiqu'il y ait eu pour lui une véritable impossibilité de devenir chrétien.

 

 

5. Jean, III, 5. — 6. Rom. V,12.

 

 

 

QUICONQUE N'A PAS ENTENDU LE NOM DE JÉSUS-CHRIST NE SAURAIT ÊTRE JUSTIFIÉ.

 

10. « Mais », répondent les Pélagiens, « cet homme n'est point condamné; car s'il est dit que tous ont péché en Adam, il ne s'agit que d'une simple imitation et non pas d'une

souillure réelle contractée par le péché originel ». Si donc on soutient qu'Adam est l'auteur des péchés commis par sa postérité, parce qu'il a été de tous les hommes le premier pécheur, pourquoi ne pas dire d'Abel, plutôt que du Christ, qu'il est le chef de tous les justes, puisqu'il a été de tous les hommes le premier juste? Remarquez que ce n'est plus d'un enfant que je parle; je suppose qu'un jeune homme ou un vieillard meurt dans une contrée où il n'a pu entendre parler de Jésus-Christ, et je demande si, oui ou non, il a pu être justifié par la nature ou par son libre arbitre. S'ils disent qu'il a pu être justifié, je demande si l'on peut, sans anéantir la croix de Jésus-Christ, soutenir que tel homme a pu être justifié par la lai naturelle et par son libre arbitre. S'il en est ainsi, il ne nous reste qu'à dire : « C'est inutilement que Jésus-Christ est mort », car la justification possible à un homme l'était également pour tous, lors même que Jésus-Christ ne serait pas mort; et si c'est uniquement parce qu'ils l'ont voulu que les hommes sont coupables, ce n'est donc plus parce qu'ils ne pouvaient être justes par eux-mêmes. Or, il est certain que personne ne peut être justifié sans la grâce de Jésus-Christ; vienne maintenant le Pélagien poussant l'audace jusqu'à absoudre tel ou tel pécheur en nous disant: « Puisqu'il n'est ce qu'il est, que parce qu'il n'a pu être autrement, il est par là même exempt de toute faute ».

 

 

NOTRE CORPS EST DIT UN CORPS DE MORT A CAUSE DU VICE DONT IL EST ATTEINT ET NON A CAUSE DE SA SUBSTANCE MÊME.

 

65. Je demande donc où la nature humaine a perdu cette liberté qu'elle redemande avec anxiété quand elle s'écrie : « Qui me délivrera ? » Ce n'est certes pas la substance même de la chair que l'Apôtre accuse lorsqu'il demande à être délivré de ce corps de mort, car la substance du corps comme celle de l'âme est l'oeuvre d'un Dieu bon. Quand donc il gémit, ce ne peut être que des vices du corps. Quant au corps lui-même, la mort nous en sépare; quant aux vices qu'il a contractés, ils adhèrent à notre personnalité et méritent ces châtiments que le mauvais riche a trouvés dans l'enfer (1). Voilà ce dont ne pouvait se séparer celui qui s'écriait « Qui me délivrera de ce corps de mort? »

Cependant, quoique l'homme ait perdu cette liberté, il lui reste cette possibilité inséparable de la nature, dont nous parle l'auteur ; il a le pouvoir d'agir par sa force naturelle, il a la puissance de vouloir par son libre arbitre; pourquoi donc demande-t-il le sacrement de Baptême? Est-ce à cause des péchés commis, de manière à en obtenir le pardon, quoiqu'ils ne puissent produire aucune solidarité? Laissez l'homme demander ce qu'il demandait. Ce qu'il désire, ce n'est pas seulement de ne point être puni pour ses péchés passés, mais aussi de ne plus se sentir si violemment entraîné vers le mal. En effet, il se réjouit dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais il voit dans ses membres une autre loi qui combat la loi de son esprit; cette loi n'est pas pour lui un souvenir du passé, mais une chose actuelle et immédiate; c'est le présent qui l'accable, et non pas seulement le passé qui l'affecte.

Non-seulement il sent en lui-même ce com. bat, mais il se voit captif sous la loi du péché, et cette loi n'est pas un souvenir ; car elle a toute la force de la réalité. De là ce cri: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Laissez-le prier, laissez-le invoquer le secours de son médecin tout-puissant. D'où lui vient la contradiction? D'où lui vient le reproche? Est-il possible que ce soient des chrétiens qui l'empêchent dans sa misère d'implorer la miséricorde de Jésus-Christ? Ne marchaient-ils pas avec le Sauveur ceux qui empêchaient l'aveugle de demander par ses cris la lumière? Mais malgré le tumulte et l'opposition, Jésus-Christ a entendu sa prière (1). De là cette réponse : « La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ».

66. Or si nos adversaires nous concèdent, pour ceux qui ne sont pas encore baptisés, le droit d'implorer le secours de la grâce du Sauveur, n'est-ce point de leur part une contradiction flagrante avec cette doctrine tant de fois professée par eux de la suffisance de la nature et de la puissance du libre arbitre? Comment, en effet, peut-il se suffire à lui-même celui qui ne cesse de crier : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera? » Quand on demande à être délivré, peut-on s'entendre dire qu'on jouit d'une liberté parfaite?

 

1. Luc, XVI, 22-26.

 

 

 

MÊME SUJET.

 

Voyons ensuite si ceux-là mêmes qui sont baptisés font le bien qu'ils veulent sans aucune répulsion de la concupiscence de la chair. Mais ce que nous pourrions dire se trouve résumé par notre auteur dans la conclusion même du passage que nous étudions. « Comme nous l'avons dit, conclut-il, ces paroles : La chair convoite contre l'esprit, doivent s'entendre non pas de la substance de la chair, mais des vices ou des oeuvres de la chair ». Nous aussi nous parlons, non pas de la substance de la chair, mais des oeuvres qui viennent de la concupiscence charnelle, c'est-à-dire du péché contre lequel l'Apôtre nous adresse cette défense : « Que le péché ne règne point dans notre corps mortel, de telle sorte que nous obéissions à ses désirs (1) ».

 

1. Marc, X, 46, 52.