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21/11/2008

DE LA NATURE ET DE LA GRÂCE

RÉFUTATION DE PÉLAGE.

 

In Oeuvres complètes de Saint Augustin, sous la direction de M. Raulx, tome XVIIème,

p. 185 à 221, Bar-le-Duc 1871

 

Meurtre d'Abel.jpg

 

Le meutre d'Abel (Genèse 4, 8-16)

Illustration de Gustave Doré

 

 

S'appuyant sur les écrits de saint Augustin, Jansénius (1585-1638) crut nécessaire, à une période où une dérive significative menaçait la doctrine chrétienne sous la forme du contestable courant moliniste diffusant une théologie laxiste et permissive, de réaffirmer que la grâce divine est un dont absolument gratuit, donné par Dieu, et qu’elle seule peut suppléer à la nature abîmée par le péché de la créature. Cette position, parfaitement conforme à l’enseignement de l’Ecriture, engendra pourtant de vifs débats à l'intérieur de l'Eglise, que le pouvoir politique trancha de façon inqualifiable en usant d'une contrainte injuste et scandaleuse à l'égard de Rome [1].

 

Or, la doctrine de la grâce, si incomprise, qui fut cependant relayée au XVIIe siècle par les oratoriens, exige que l’on se penche tout d’abord sur ce que l’évêque d’Hippone exposa dans ses écrits, d’où la nécessité de se reporter à l’un de ses textes les plus importants, soit le célèbre « De natura et Gracia », qui fut écrit contre les positions soutenues par l’hérétique moine irlandais Pélage (v. 350 - v. 420). On sera attentif dans ces lignes doctes et emplies d’une science éclairée, au passage portant sur la situation des enfants morts sans baptême, qui reste un élément fondamental du dogme catholique traditionnel [2].

 

 

Notes

 

 

 

[1] C’est un Louis XIV vieillissant, à l’orgueil blessé, manifestant un aveugle entêtement et dont la responsabilité est immense dans cette triste affaire, qui demanda au pape Clément XI (1649-1721) à partir de 1701, alors qu’un climat plus serein, connut sous le nom de « paix clémentine » - consécutive à l’accord qui avait été réalisé en 1669 entre le Saint Siège en la personne de Clément IX (1600-1669) et les partisans de Jansénius permettant à l’abbaye de Port-Royal-des-Champs de rouvrir ses portes et d’y accueillir de nouveau des âmes avides de Dieu - perdurait depuis plusieurs années, une nouvelle condamnation, origine de la bulle « Vineam Domini » (1705), qui va révolter de nombreux théologiens de la Sorbonne et provoquer une crise inutile. Toutefois le roi, non complètement satisfait, décida de plus encore réprimer les pieux dévots de saint Augustin. En effet, en octobre 1709, les religieuses de Port-Royal qui avaient refusé de signer la bulle seront dispersées, deux ans plus tard le monastère fondé et édifié au XIIIe siècle, sera même rasé à la poudre à canon, les cadavres des religieuses exhumés et indignement jetés à la fosse commune. Non content de cet acte ignoble et impie, Louis XIV, ira plus loin encore, il exigea une nouvelle bulle de condamnation à l’égard des partisans de Jansénius, insistant de telle façon que Clément XI promulguera la célèbre bulle « Unigenitus » le 8 septembre 1713. Cette dernière condamne, de façon plus que curieuse sur le plan théologique,  les thèses augustiniennes sur la grâce, ce qui fit que plusieurs évêques en France, et des centaines de religieux ne la signeront jamais. On pourra d’ailleurs trouver bien étrange que certains s’appuient encore sur les décisions papales obtenues sous la contrainte pour ternir la pensée augustinienne, alors même qu’en octobre 1999, sous l’impulsion de Jean-Paul II, l’Eglise Catholique romaine et la Fédération Luthérienne Mondiale des Eglises ont signé une “Déclaration commune” portant sur la question théologique de la justification, déclaration qui, finalement, avalise en partie ce que disait Jansénius dans l’Augustinus au sujet du don gratuit de la grâce.

 

[2] Saint Augustin affirme que les âmes des enfants non baptisés, dont « toute douleur est exclue de leur peine », ne souffrent en enfer que de la « peine la plus douce » (Enchiridion, 103), c’est-à-dire que ces âmes se trouvent dans un état intermédiaire n’encourant pas véritablement les souffrances de l’enfer mais sont seulement privées de la béatitude du paradis à cause du péché originel qui infecta Adam et toute sa descendance charnelle. C’est de cette difficulté que surgira, au XIIIe siècle, l’idée consolante des limbes (‘‘limbus puerorum’’ ou limbes des enfants), lieu intermédiaire dans lequel les âmes des nouveaux-nés non baptisés se trouvent placées, état d’attente non douloureuse, et encore pour un temps, soit jusqu’à l’heure du jugement dernier ou les mystères infinis de la miséricorde divine pourront s’exercer selon des vues et une volonté qu’il ne nous appartient ni de connaître, ni d’interpréter.

 

 

 

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Saint Augustin évêque d'Hippone (354-430)

 

 

 

 

LA NATURE, CRÉÉE DANS L'INNOCENCE, A ÉTÉ DEPUIS SOUILLÉE PAR LE PÉCHÉ.

 

3. L'homme fut créé sans tache et sans souillure ; mais Adam se rendit coupable, et toute sa postérité a besoin d'être guérie, parce qu'elle n'est plus saine. Malgré sa chute, il lui reste des biens qui font partie de sa constitution, de sa vie, de ses sens, de son intelligence, et ces biens, il les a reçus de la main de son Créateur. Le vice est survenu, plongeant dans les ténèbres et affaiblissant ces biens naturels et rendant nécessaires la diffusion de la lumière et l'application du remède ; mais ce vice n'est point l'oeuvre de Dieu; car ce vice de la part d'Adam, fut le résultat du dérèglement de son libre arbitre, et, de la part de hommes, il est la conséquence du péché originel. Par conséquent notre nature viciée n'a plus droit qu'à un châtiment légitime. Sans doute, nous sommes devenus une nouvelle créature en Jésus-Christ, mais. « nous étions par la corruption de notre nature, enfant de colère aussi bien que les autres hommes. Dieu, qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ, par la grâce duquel nous sommes sauvés (1) ».

 

1. Ephés. II, 3-5.

 

 

 

LA GRÂCE GRATUITE.

 

4. Or, cette grâce de Jésus-Christ, sans laquelle ni les enfants ni les adultes ne peuvent être sauvés, ne nous est point donnée à raison de nos mérites, mais d'une manière absolument gratuite ; de là son nom de grâce. « Nous avons été justifiés gratuitement par son sang », dit l'Apôtre. D'où il suit que ceux qui n'ont pas été délivrés par cette grâce, soit parce qu'ils n'ont pas pu en entendre parler, soit parce qu'ils n'ont pas voulu obéir, soit que leur âge ne leur permette pas de comprendre, soit enfin parce qu'ils n'ont pas reçu le sacrement de la régénération, qu'ils auraient pu recevoir ci qui les aurait sauvés, tous ceux-là, dis-je, sont privés du bonheur du ciel, et cette condamnation n'est que justice ; car ils ne sont pas sans péché, soit qu'il s'agisse du péché originel, soit qu'il s'agisse des péchés actuels. « Car tous ont péché », soit en Adam, soit en eux-mêmes, et « tous ont besoin de la gloire de Dieu ».

 

 

 

LA JUSTICE EXIGEAIT LA CONDAMNATION DE TOUS LES HOMMES.

 

5. Ainsi donc, par le fait de leur origine, tous les hommes sont soumis au châtiment, et lors même que tous subiraient en réalité le supplice de la damnation, ce ne serait que rigoureuse justice. Voilà pourquoi ceux qui sont délivrés par la grâce ne sont pas appelés des vases de leurs propres mérites, mais des vases de miséricorde (1). Et de qui cette miséricorde, si ce n'est de celui qui a envoyé Jésus-Christ en ce monde pour sauver les pécheurs (2), c'est-à-dire ceux qu'il a connus par sa prescience, qu'il a prédestinés, qu'il a appelés, qu'il a justifiés et qu'il a glorifiés (3) ? N'est-ce donc pas le comble de la folie que de ne point rendre d'ineffables actions de grâce à la miséricorde de celui qui délivre ceux qu'il a voulu, quand on sait que la justice autorisait parfaitement le Seigneur à réprouver tous les hommes sans aucune distinction ?

 

1. Rom. IX, 23.— 2. I Tim. I, 15.— 3. Rom. VIII, 29, 30.

 

 

LES HARDIESSES DES PÉLAGIENS.

 

6. Si nous saisissons le sens de ces passages de l'Ecriture, nous ne verrons aucune nécessité de disputer contre la grâce chrétienne et de recourir à toute sorte d'arguments pour montrer que la nature humaine, dans les enfants, n'a pas besoin d'être guérie, parce qu'elle est saine, et que cette même nature, dans les adultes, peut se suffire à elle-même si elle veut, pour arriver à la justice. Pour établir des démonstrations de ce genre, les Pélagiens se mettent en frais d'esprit et de finesse ; mais toute leur sagesse n'est qu'une sagesse de paroles pour détruire la croix de Jésus-Christ (4). « Cette sagesse n'est pas la sagesse qui descend du ciel (5) ».  Je ne veux pas les suivre dans la hardiesse de leurs inventions, car je craindrais de paraître faire injure à nos amis pour lesquels je n'ai qu'un seul désir, celui de voir leur intelligence aussi prompte que perspicace suivre toujours la voie droite qui conduit à la vérité.

 

 

4. I Cor. I, 17. — 5. Jacq. III, 15

 

 

CEUX QUI N'ONT PU ÊTRE JUSTIFIÉS SONT ÉGALEMENT CONDAMNÉS.

 

9. Pesez bien ses paroles. Je suppose un enfant ayant pris naissance dans un lieu où il n'a pu recevoir le baptême de Jésus-Christ; il meurt dans cet état, c'est-à-dire privé du sacrement de la régénération, parce qu'il n'a pu le recevoir. Notre auteur l'absolvera-t-il et lui ouvrira-t-il le royaume des cieux contre la sentence manifeste du Sauveur (5) ? Du moins, il est évident que l'Apôtre ne l'absout pas, quand il s'écrie : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (6) » . Ainsi donc, en vertu de cette condamnation qui court à travers toute la masse, cet enfant ne saurait être admis dans le royaume des cieux, quoiqu'il y ait eu pour lui une véritable impossibilité de devenir chrétien.

 

 

5. Jean, III, 5. — 6. Rom. V,12.

 

 

 

QUICONQUE N'A PAS ENTENDU LE NOM DE JÉSUS-CHRIST NE SAURAIT ÊTRE JUSTIFIÉ.

 

10. « Mais », répondent les Pélagiens, « cet homme n'est point condamné; car s'il est dit que tous ont péché en Adam, il ne s'agit que d'une simple imitation et non pas d'une

souillure réelle contractée par le péché originel ». Si donc on soutient qu'Adam est l'auteur des péchés commis par sa postérité, parce qu'il a été de tous les hommes le premier pécheur, pourquoi ne pas dire d'Abel, plutôt que du Christ, qu'il est le chef de tous les justes, puisqu'il a été de tous les hommes le premier juste? Remarquez que ce n'est plus d'un enfant que je parle; je suppose qu'un jeune homme ou un vieillard meurt dans une contrée où il n'a pu entendre parler de Jésus-Christ, et je demande si, oui ou non, il a pu être justifié par la nature ou par son libre arbitre. S'ils disent qu'il a pu être justifié, je demande si l'on peut, sans anéantir la croix de Jésus-Christ, soutenir que tel homme a pu être justifié par la lai naturelle et par son libre arbitre. S'il en est ainsi, il ne nous reste qu'à dire : « C'est inutilement que Jésus-Christ est mort », car la justification possible à un homme l'était également pour tous, lors même que Jésus-Christ ne serait pas mort; et si c'est uniquement parce qu'ils l'ont voulu que les hommes sont coupables, ce n'est donc plus parce qu'ils ne pouvaient être justes par eux-mêmes. Or, il est certain que personne ne peut être justifié sans la grâce de Jésus-Christ; vienne maintenant le Pélagien poussant l'audace jusqu'à absoudre tel ou tel pécheur en nous disant: « Puisqu'il n'est ce qu'il est, que parce qu'il n'a pu être autrement, il est par là même exempt de toute faute ».

 

 

NOTRE CORPS EST DIT UN CORPS DE MORT A CAUSE DU VICE DONT IL EST ATTEINT ET NON A CAUSE DE SA SUBSTANCE MÊME.

 

65. Je demande donc où la nature humaine a perdu cette liberté qu'elle redemande avec anxiété quand elle s'écrie : « Qui me délivrera ? » Ce n'est certes pas la substance même de la chair que l'Apôtre accuse lorsqu'il demande à être délivré de ce corps de mort, car la substance du corps comme celle de l'âme est l'oeuvre d'un Dieu bon. Quand donc il gémit, ce ne peut être que des vices du corps. Quant au corps lui-même, la mort nous en sépare; quant aux vices qu'il a contractés, ils adhèrent à notre personnalité et méritent ces châtiments que le mauvais riche a trouvés dans l'enfer (1). Voilà ce dont ne pouvait se séparer celui qui s'écriait « Qui me délivrera de ce corps de mort? »

Cependant, quoique l'homme ait perdu cette liberté, il lui reste cette possibilité inséparable de la nature, dont nous parle l'auteur ; il a le pouvoir d'agir par sa force naturelle, il a la puissance de vouloir par son libre arbitre; pourquoi donc demande-t-il le sacrement de Baptême? Est-ce à cause des péchés commis, de manière à en obtenir le pardon, quoiqu'ils ne puissent produire aucune solidarité? Laissez l'homme demander ce qu'il demandait. Ce qu'il désire, ce n'est pas seulement de ne point être puni pour ses péchés passés, mais aussi de ne plus se sentir si violemment entraîné vers le mal. En effet, il se réjouit dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais il voit dans ses membres une autre loi qui combat la loi de son esprit; cette loi n'est pas pour lui un souvenir du passé, mais une chose actuelle et immédiate; c'est le présent qui l'accable, et non pas seulement le passé qui l'affecte.

Non-seulement il sent en lui-même ce com. bat, mais il se voit captif sous la loi du péché, et cette loi n'est pas un souvenir ; car elle a toute la force de la réalité. De là ce cri: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Laissez-le prier, laissez-le invoquer le secours de son médecin tout-puissant. D'où lui vient la contradiction? D'où lui vient le reproche? Est-il possible que ce soient des chrétiens qui l'empêchent dans sa misère d'implorer la miséricorde de Jésus-Christ? Ne marchaient-ils pas avec le Sauveur ceux qui empêchaient l'aveugle de demander par ses cris la lumière? Mais malgré le tumulte et l'opposition, Jésus-Christ a entendu sa prière (1). De là cette réponse : « La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ».

66. Or si nos adversaires nous concèdent, pour ceux qui ne sont pas encore baptisés, le droit d'implorer le secours de la grâce du Sauveur, n'est-ce point de leur part une contradiction flagrante avec cette doctrine tant de fois professée par eux de la suffisance de la nature et de la puissance du libre arbitre? Comment, en effet, peut-il se suffire à lui-même celui qui ne cesse de crier : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera? » Quand on demande à être délivré, peut-on s'entendre dire qu'on jouit d'une liberté parfaite?

 

1. Luc, XVI, 22-26.

 

 

 

MÊME SUJET.

 

Voyons ensuite si ceux-là mêmes qui sont baptisés font le bien qu'ils veulent sans aucune répulsion de la concupiscence de la chair. Mais ce que nous pourrions dire se trouve résumé par notre auteur dans la conclusion même du passage que nous étudions. « Comme nous l'avons dit, conclut-il, ces paroles : La chair convoite contre l'esprit, doivent s'entendre non pas de la substance de la chair, mais des vices ou des oeuvres de la chair ». Nous aussi nous parlons, non pas de la substance de la chair, mais des oeuvres qui viennent de la concupiscence charnelle, c'est-à-dire du péché contre lequel l'Apôtre nous adresse cette défense : « Que le péché ne règne point dans notre corps mortel, de telle sorte que nous obéissions à ses désirs (1) ».

 

1. Marc, X, 46, 52.