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16/09/2008

Le jansénisme : une « hérésie » imaginaire

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Cornélius Jansénius, évêque d’Ypres
(1585-1638)

 



Le jansénisme, comme on le sait, en tant que courant spirituel et religieux apparaissant au XVIIe siècle, provient non pas, loin s’en faut, de son attachement à des principes théologiques hétérodoxes que l’on serait d’ailleurs bien en peine de découvrir chez lui, mais simplement d’une rigoureuse et droite fidélité exprimée par certains chrétiens à l’égard de la pensée de saint Augustin. Toutefois, puisque ce courant possède une histoire nettement définie qui s’inscrit au cœur d’un très ancien débat doctrinal portant sur la question de la grâce divine qui opposa l’évêque d’Hippone au moine Pélage [1] dont il n’est que l’expression spécifique à l’âge classique, il convient de bien comprendre les causes qui participèrent à l’édification structurée et active de cette légitime sensibilité au sein de l’Eglise.

 

 

 

 


 

I. La « conversion intérieure »

 


En réalité, c’est en raison de l’étude extrêmement poussée et approfondie s’étendant sur plusieurs années effectuée par celui qui fut professeur d'Ecriture Sainte à l'Université de Louvain et deviendra évêque d'Ypres, qui signera un commentaire du Pentateuque et des quatre Evangiles, Cornelius Jansen (1585-1638), dit ‘‘Jansénius’’, étude qui porte sur les principales thèses de saint Augustin et qui formera d’ailleurs un ouvrage très conséquent intitulé, « l'Augustinus » [2] publié par prudence seulement après sa mort, en 1641, que le prétendu « jansénisme », ou ce que l’on désigne généralement comme tel, prit véritablement forme, s’appuyant en France sur un prêtre de grande piété, Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran (1581-1643).
Cette sensibilité spirituelle fut tout d’abord accueillie avec beaucoup de sympathie, sachant que Saint-Cyran était un proche du cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), le fondateur en 1611 de la « Société de l'oratoire de Jésus » qui développait pour sa part une spiritualité intensément christocentrique à l’intérieur de laquelle l'adoration de Jésus-Christ occupait une place centrale, ceci dans le but de conduire peu à peu les âmes à un état de grande humilité et une vive conscience de leur indignité, conditions indispensables afin d’avancer sérieusement sur le nécessaire chemin de la sanctification. Ainsi, dès les années 1620, donc bien avant la publication de « l’Augustinus », l’abbé de Saint-Cyran, qui deviendra le directeur spirituel de Port-Royal, insistait dans ses lettres et avis sur l’impérative nécessité pour les chrétiens d’une authentique et sincère « conversion intérieure », unique moyen de pouvoir s’approcher de l'eucharistie et de retrouver les bases morales d’une réelle relation à Dieu.

 

 

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Frontispice de l’Augustinus (1641).

 

 

 

II. La thèse de « l’Augustinus » au sujet de la grâce

 

 

Que soutenait donc Jansénius de si contraire à la doctrine catholique pour qu’il ait déchaîné tant d’hostilités à l’égard de ses thèses, en particulier des théologiens Jésuites, et pour que Saint-Cyran soit à son tour inquiété ? Rien que de très conforme à l’enseignement de saint Augustin au sujet du don gratuit de la grâce accordée de façon immérité aux âmes selon les vues de la Divine Providence. Il affirmait justement que depuis le péché originel, la volonté de l'homme laissée à ses seules forces est incapable d’aucun bien et que, sans l’aide et le secours divin, ne peut que se révéler prisonnière et ligotée par les puissances suggestives du mal qui dominent puissamment en ce monde. De ce fait, et fort logiquement, contrairement aux positions optimistes de Pélage qui plaisaient tant aux Jésuites car leur offrant une large place pour encourager les rêves industrieux de l’homme, il affirmait qu’il ne reste à ce dernier que les secours de la grâce, dont il est évident qu’elle ne peut être « qu’efficace » sans cesser d’être reconnue comme telle, pour lui faire préférer les appels célestes plutôt que les désirables attractions de ce monde.
Toutefois si cette grâce, lorsqu’elle est envoyée, est de nature irrésistible, pour des raisons mystérieuses qui excèdent notre intelligence elle n'est cependant pas accordée de la même manière, ni indistinctement, à tous les hommes ; il nous faut donc de la sorte nous tenir en un état de sainte disposition et prier sans savoir si adviendront en nous, ou pas, les lumières salvatrices de la grâce, sachant, comme l’écrivait Saint-Cyran, que : « le diable remplit ce que Dieu ne remplit point, n’y ayant non plus de vide dans les opérations de la grâce que dans celles de la nature.» [3]
Tout ce discours, comme on l’imagine, bien que participant d’une grande fidélité vis-à-vis des thèses augustiniennes, contrariait fort les conceptions des Jésuites, car si dans l'état de nature déchue le salut ne peut venir que de Dieu seul, il est alors, en tant que pur don de Dieu, inaccessible à l'homme – ce qui revient à dire que la liberté humaine, dans l’œuvre du salut, est réduite à une simple liberté passive de réception, et les énergies tant louangées et admirées par les théologiens de la Compagnie de Jésus, de chimériques espérances  très dangereuses car flattant l’orgueil humain toujours prompt à se s’illusionner sur l’état réel de la créature. Comme l’explique très bien Vincent Carraud : « La grande thèse sur le liberté humaine contenue dans l'Augustinus est assez claire. Elle est que les hérésies, l'hérésie pélagienne en l'occurrence à laquelle il identifie le "molinisme", sont les survivances, dans le domaine théologique, des philosophies de l'Antiquité ; elle est que l'hérésie est une philosophie revivifiée au sein de la théologie. Jansénius le répète: "philosophia errorum fons, haereticorum mater" (la philosophie est la source des erreurs, la mère des hérésies). De ce point de vue, la philosophie la plus scandaleuse entre toutes est le stoïcisme (cf. Pascal : Entretien avec M. de Sacy). Pourquoi ? parce que le stoïcisme est une pensée de la grandeur de l'homme et une méconnaissance de la misère de l'homme. Le stoïcien, c'est celui qui dit qu'il a les moyens d'être heureux tout seul, c'est-à-dire de faire son salut tout seul. C'est le pire. Jansénius fait là une analyse intéressante et fine du stoïcisme. Il dit que le moteur du stoïcisme, le propre du stoïcisme, c'est l'orgueil. Or qu'est-ce qu'une pensée de l'orgueil ? c'est une pensée qui méconnaît le péché originel, donc qui ne sait pas que l'homme est dans un état de nature déchue, que l'homme a perdu son premier statut. Méconnaissant le péché originel, cette pensée, paradoxalement, en fait inconsciemment son propre principe. En effet, pour Jansénius, le péché originel n'est autre que le péché d'orgueil. Et qu'est-ce qu'un stoïcien? c'est celui qui, ne sachant pas qu'il y a eu un péché originel, fait de l'orgueil le principe même de sa philosophie. Le stoïcisme est ainsi la philosophie qui vit de ce qu'elle méconnaît. Pour Jansénius (…), si, historiquement, le stoïcisme était mort après Sénèque, il avait survécu à l'intérieur de la théologie sous forme de l'hérésie pélagienne. Là est véritablement l'ennemi de Jansénius: les grands défenseurs de la liberté humaine qui disent "l'ordre du monde est ce qu'il est; je peux être malade, mourir demain; c'est égal, je peux dominer tout cela". Jansénius part donc d'une doctrine de la liberté qu'il met toutes ses forces à détruire au profit d'une doctrine de la grâce efficace qui vient de Dieu et de Dieu seul. » [4]

 

 

III. Les injustes attaques contre « l’Augustinus »



La suite de l’histoire est bien connue, en effet, si la Sorbonne, les Oratoriens et les Dominicains accueillent avec intérêt et sympathie l'ouvrage de Jansénius, les Jésuites vont, comme il était prévisible, immédiatement s'y opposer avec une énergie frénétique, soutenus dans leur inutile et néfaste polémique par Richelieu (1585-1642). Dès 1642, subissant des pressions considérables, le pape Urbain VIII condamne certaines thèses de Jansénius. Les Jésuites se livrent alors à un combat incessant contre les vues de Jansénius et prétendent que ses exigences, au sujet de la pénitence, risquent d’éloigner les fidèles de la sainte table. Antoine Arnauld (1612-1694) leur répond en 1643 avec une étude magistrale, qui d’ailleurs aura un immense succès : « De la fréquente communion », livre dans lequel il soutient que les rappels spirituels de Jansénius et Saint-Cyran ne sont que la traduction des pratiques observées par la primitive Eglise. L’ouvrage d’Arnauld, ce qui donne une indication du climat qui régnait alors, est approuvé par quinze évêques et archevêques, ainsi que par vingt et un docteurs de la Sorbonne. L’année suivante, en 1644, Antoine Arnauld publie encore une « Apologie pour Jansénius » puis une « Seconde apologie », et enfin une Apologie pour M. de Saint-Cyran, ce qui aura pour conséquence de définitivement lier les questions de l'augustinisme théologique telles que développées par Jansénius, aux problèmes propres et spécifiques du climat de la spiritualité française du XVIIe siècle dans lequel est profondément immergé Saint-Cyran.

Or, cette sorte de légitimité et de respectabilité de Jansénius, acquise involontairement à cause du bruit fait autour de sa pensée, ne fut pas du goût du parti Jésuite qui contre-attaquera durement, comme il était prévisible, en se tournant, ainsi qu’à son habitude, vers Rome. L’objectif avoué était de faire officiellement condamner l’Augustinus. Pour cela Isaac Habert, ancien collaborateur de Richelieu devenu évêque de Vabres, publie en décembre 1646 une liste de huit propositions qu'il considère comme hérétiques, et surtout qu’il déclare puisées dans l’Augustinus. En 1649, Nicolas Cornet, syndic de la Sorbonne, demande à ce que soient examinées quelques propositions tirées des récentes thèses soutenues par des bacheliers portant sur la question de la grâce. Certes, on évite encore de prononcer trop haut le nom de Jansénius, mais il est dans tous les esprits. Les débats entre les docteurs de la Sorbonne sont excessivement vifs, et beaucoup redoutent qu’en condamnant les thèses de l’Augustinus, on ne condamne dans le même mouvement indirectement la doctrine de saint Augustin. Sur les conseils plus « qu’avisés » des Jésuites, on se décide alors d'en appeler au jugement du pape, et c'est le déjà nommé Isaac Habert qui écrit à Innocent X en 1650, ne retenant finalement que cinq propositions regardées comme hérétiques. Cependant, cette initiative est mal accueillie, treize prélats augustiniens rédigent une lettre de réfutation à Rome dans laquelle ils dénoncent ce mauvais procès et déclarent les propositions de la lettre de Isaac Habert comme « faites à plaisir et composées en des termes ambigus, qui ne pouvaient produire d'elles-mêmes que des disputes pleines de chaleur ». Par ailleurs ils demandent instamment et solennellement  au pape de veiller à ne pas condamner sans examen attentif l'augustinisme et ses vues au sujet de la grâce, qui est tout de même depuis des siècles la doctrine quasi officielle de l'Eglise. Parmi ces évêques se trouve Henri Arnauld, évêque d'Angers, frère d'Antoine Arnauld, ainsi que Nicolas Choart de Buzenval, évêque de Beauvais, augustinien convaincu, qui deviendra l’un des plus fidèle soutien de Port-Royal.

 

IV. La condamnation partisane des « Cinq propositions »

 

 

 

Le problème, vient du fait que les cinq propositions, si on les compare au texte de l’Augustinus, ce que mettra parfaitement en lumière Antoine Arnauld, se révèlent absentes de l’ouvrage de Jansénius, donnant une preuve patente et incontestable de la manipulation chez les adversaires de l’augustinisme, cette absence aboutissant d’ailleurs à la fameuse  « distinction du droit et du fait » qui trouvera une gloire littéraire avec la publications des célèbres Provinciales de Pascal, à propos desquelles Augustin Gazier dit justement :  « il s'agissait pour l'auteur des Petites Lettres de désabuser un public trop crédule, et de faire paraître dans tout son jour la parfaite orthodoxie de ceux que la calomnie représentait comme des hérétiques. Pascal n'hésitait pas à dire que le prétendu jansénisme était une chimère, une invention grossière et abominable des Jésuites, ennemis acharnés de saint Augustin et de la grâce efficace par elle-même. » [5]

 

 

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Blaise Pascal (1623-1662)

 

 

Pendant deux ans la lutte sera d’une rare virulence, enfin Innocent X, de nouveau pressé par les Jésuites, finira par condamner les propositions en 1653, publiant la bulle Cum occasione qui déclare les quatre premières propositions comme hérétiques et la cinquième fausse. Pourtant, et c’est là un point essentiel, il n’est point question dans cette bulle Cum occasione d’Innocent X, ne portant que sur les « Cinq propositions » qui, ne l’oublions pas, ne figurent d’ailleurs même pas chez Jansénius et ne sont, selon la formule d’Arnauld, « qu’un résumé fautif de sa pensée », d’une quelconque condamnation d’une hérésie fantomatique nommée « jansénisme ». [6] Le terme et l’idée même d’un courant constitué et organisé sont, à l’évidence, totalement inexistants dans le document romain et, sous peine de tordre la vérité, on est bien obligé de reconnaître qu’il n’y a, et il n’y aura jamais ensuite, dans les documents officiels de l’Eglise, aucune trace de condamnation « expressis verbis » de la prétendue hérésie « janséniste » par le Magistère.

 

 

V. L’absence constante de désignation de la prétendue hérésie « janséniste » dans les documents romains de la bulle Cum occasione à la bulle Unigenitus

Nous n’entrerons pas, volontairement, dans tous les nombreux détails des évènements historiques qui firent suite à la publication de la bulle Cum occasione. Le Formulaire d’Alexandre VII, par exemple, publié en 1656, malgré son désagréable caractère d’obligation, qui d’ailleurs le rendait inacceptable dans les termes, ne fut qu’une simple reprise de la bulle d’Innocent X. [7]  De même, la bulle Unigenitus, que le pape Clément XI accorde à Louis XIV en septembre 1713 pour condamner l'oratorien Pasquier Quesnel, se contente de déclarer fausses et hérétiques 101 propositions extraites des Réflexions morales, ouvrage de Quesnel paru en 1692, mais reste d’un absolu silence à propos d’un imaginaire mouvement qui porterait le nom de « jansénisme ». [8]

 

 

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Pasquier Quesnel (1634-1719)

 

Ainsi, les opposants déterminés à la bulle « Unigenitus», dont l'enregistrement fut annulé par la Sorbonne et rejetée catégoriquement par les Universités de Nantes et de Reims, choqués par les inqualifiables procédés romains et royaux, se définirent plutôt eux-mêmes, à juste titre, comme des disciples fidèles de saint Augustin. D’ailleurs, en réaction contre ce texte absurde et contestable, le 1er mars 1717, quatre évêques, Jean Soanen, évêque de Senez, Charles-Joachim Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, Pierre de Langle, évêque de Boulogne, et Pierre de La Broue, évêque de Mirepoix, publient un « Appel » contre la Bulle Unigenitus, visant à la réunion d’un concile général, se regroupant sous le nom d'« Appelants ». Ces « Appelants », évêques de grande valeur, furent même rejoints par l'évêque de Verdun le 22 mars, par celui de Pamiers le 12 avril, et ceux de Châlons, de Condom, d'Agen et de Saint-Malo le 21 avril, par celui d'Auxerre le 14 mai et, plus d'une année plus tard, par l'évêque de Laon, et ceux de Bayonne et d'Angoulême, ces derniers étant également rejoints par un grand nombre de prêtres et de religieux.

L'opposition à la Bulle deviendra même si vive qu’en mars 1717, les premiers quatre évêques « Appelants » déposent à la Sorbonne un acte notarié qui exige un « concile général » en opposition à la bulle Unigenitus. Ils se fondent dans cette démarche sur la « Déclaration des quatre articles de 1682 », votée par l'assemblée du clergé. [9] Cette « Déclaration » stipule que le concile général est supérieur au pape en matière de dogme. Comme il était prévisible, l'Inquisition condamnera cet appel en 1718 et le pape excommuniera les évêques et tous les « Appelants » à la bulle Unigenitus par les lettres Pastoralis officii, ce qui ne les empêche pas de renouveler cet Appel en 1719, accompagnés cette fois-ci dans leur démarche, en 1720, par l'archevêque de Paris en personne, Louis Antoine de Noailles (1651-1719).

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Mgr Jean Soanen (1647-1740) évêque de Senez

 

 

 

Devant une telle détermination vis-à-vis des positions autoritaires de Rome, le Régent, en 1722, réitère l'obligation de signer le Formulaire d’Alexandre VII pour obtenir des bénéfices ou des grades universitaires ; les  lettres de cachet se multiplient et, en 1727, Jean Soanen, qui est l’un des « Appelants » les plus actifs, est indignement condamné à Embrun - exilé par lettre de cachet à La Chaise-Dieu, il y meurt en 1740. Monseigneur de Vintimille, archevêque de Paris, se croit donc obligé de faire interdire près de trois cent prêtres, et décide de fermer les principaux centres favorables aux « Appelants »  : le séminaire de Saint-Magloire, le collège Sainte-Barbe et la maison de Sainte-Agathe. La situation est si délicate qu’en 1730, on fera de la bulle Unigenitus une loi d'État, les ecclésiastiques qui ne signaient pas le Formulaire ne pouvant plus conserver leurs biens ecclésiastiques regardés comme vacants, ce qui concernera pas moins de sept mille religieux et une trentaine d’évêques.

 


VII. Un terme dont l’emploi est abusif et problématique

 

Dès lors, suite à une histoire relativement complexe, qui ne concerne, non pas comme on veut le faire croire, un « mouvement hérétique », mais une partie entière de l’Eglise en lutte contre les désorientations théologiques qui intriguaient pour assurer leur illusoire triomphe, on mesure en quoi l’emploi des adjectifs : «janséniste» ou « jansénisme », s’il était déjà sujet à caution à l’époque, perdure aujourd’hui comme l’un des sommets les plus ridicules de l’imprécision et de l’inexactitude terminologique. Nous nous trouvons ainsi actuellement, par cette utilisation souvent fantaisiste et absurde du terme « jansénisme », comme le disait déjà naguère Saint-Simon, face à « l'inévitable pot au noir pour barbouiller qui l'on veut ».
Les études contemporaines, le montrent, la recherche ayant réalisé des avancées significatives depuis ces dernières années, les idées natives du jansénisme en France s’évanouiront peu à peu avec le temps au profit de tendances étrangères aux fondements doctrinaux du jansénisme, période où l’on vit apparaître sur le devant de la scène des caricatures politiques ou littéraires qui conjuguèrent allègrement les positions gallicanes en matière de droit ecclésiastique, le refus de l’absolutisme, un certain laïcisme, une forme de romantisme républicain, l’esprit du labeur et la culture du travail, caricatures vidées, ou presque, de tout augustinisme théologique réel, que l’on couvre, par facilité de langage, de l’appellation « jansénisme », mais qui n’ont strictement rien à voir avec lui.
Ce fut l’époque, (fin du XVIIIe première moitié du XIXe), où les références à un prétendu « jansénisme », références très imprécises furent nombreuses, tant en politique qu’en littérature. La politique de la Restauration y fera même parfois des allusions, et des hommes comme Pierre-Paul Royer-Collard ou Lanjuinais se verront publiquement présentés comme des jansénistes eux qui l’étaient si peu, ainsi qu'un certain nombre de parlementaires de la Monarchie de Juillet ou de la Troisième République, comme Pierre-Paul Royer-Collard, Victor Cousin ou Jules Dufaure. Il n’était pas exceptionnel, exemple parmi bien d’autres de cette dérive terminologique, que l’on se traitât publiquement, et avec force vociférations, mutuellement de « janséniste » à la Chambre, et on y ira jusqu’à qualifier un journal politique si faiblement augustinien comme Le Constitutionnel de « janséniste ». Il n’est pas anodin non plus, pour mieux comprendre ce climat où le terme « jansénisme » glisse dans le vocabulaire commun, de remarquer que Stendhal fait de l'abbé Chélan, formateur de Julien Sorel dans le « Rouge et le Noir », un curé dit, selon des critères discutables, « janséniste », soit un prêtre typique de ce que l’on entendait alors : gallican, intransigeant sur le plan religieux bien qu’humain et pédagogue.

D’autre part si, pendant la première période du jansénisme, c'est-à-dire le XVIIe siècle, l'essentiel de son histoire se déroule dans le royaume de France, il n’en va plus du tout de même ensuite puisque le jansénisme passe en Hollande, le lieu d'exil de nombreux jansénistes français, et se fait italien, ou plus exactement savoyard, car au XVIIIe siècle, le Piémont (comme le Grand-duché de Toscane) est pénétré par les idées augustiniennes, le Piémont étant un lieu refuge pour les exilés, (l'abbaye de Tamiers ou Chambéry seront des asiles idéals). Sait-on par exemple que Victor-Amédée II de Savoie, qui prit parti contre la bulle Unigenitus, chassa les Jésuites de son royaume et les remplaça par des port-royalistes ? Et l’on vit, chose incroyable, en 1761, l'évêque d'Asti inciter les prêtres de son diocèse à prendre publiquement position en faveur de l'Église d'Utrecht.

 

 

Conclusion : « Les Amis de la Vérité »

 

 

En résumé, devant tant d’approximations si souvent lues et répétées à l’infini de façon mécanique et systématique, nous ne pouvons que convenir, et admettre, qu’apparu en 1641, le mot « janséniste » s’il stigmatisa en effet les disciples de Jansénius, alors qu’ils se considéraient simplement comme des « amis de la vérité », des « disciples de saint Augustin », à savoir de vrais catholiques, nous place, incontestablement, face à une «  hérésie imaginaire » [10], un « fantôme » - c’est pourquoi le jansénisme, en réalité, n’existe pas, entendant par « jansénisme » non les fantaisies terminologiques dues à la fertile imagination de peu sérieux auteurs, mais la doctrine authentique de Cornelius Jansénius. Or, cette sensibilité catholique, positivement augustinienne car fondée sur les conclusions de  l’évêque d’Ypres qui figurent explicitement dans son ouvrage « l’Augustinus », la seule qui puisse se revendiquer positivement d’un « jansénisme » authentique bien qu’elle en récuse le terme car comportant une connotation polémique inexacte, s’affirme, cela ne surprendra pas, par la négative : « être en n’étant pas pourrait donc parfaitement définir sa position paradoxale ».

 

Notes.


[1] Vers 390, Pélage, s’était rendu à Rome d’où il reviendra particulièrement scandalisé par les mœurs relâchées qu’il constata, y compris chez les clercs. S'établissant en Palestine vers 412, il bénéficiera du soutien de Jean, évêque de Jérusalem, et en vint à prêcher les vertus de l’ascétisme, ce qui n’est pas blâmable. Mais ce qui constitua sa radicale erreur fut qu’il en arriva à soutenir que la chute d'Adam n'avait pas entièrement corrompu les facultés de l'homme. Dès lors, pour lui, les êtres sont en droit d’obtenir les fruits de la grâce par l’effet de leurs mérites personnels. Ses disciples, Célestius et Julien, seront ensuite chaleureusement accueillis à Constantinople par le patriarche Nestorius qui adhèrera à cette doctrine erronée fondée sur l'intégrité des facultés et l'indépendance de la volonté. De ce fait, dès 412, saint Augustin se lance avec vigueur dans l’écriture d’une série d'ouvrages polémiques et critiques dans lesquels il attaque violemment les thèses de Pélage portant sur l’hypothétique indépendance et la force de volonté morale de l'homme, élaborant, magistralement, une formulation bien plus conforme à l’esprit de l’Ecriture et aux épîtres pauliniennes, du rapport entre la liberté humaine et la grâce divine.

[2] L'Augustinus s’intitule en fait  : "l’Augustinus, seu doctrina sancti Augustini de humanae naturae, sanitate, aegritudine, medicina, adversus Pelagianos et Massilienses", soit : "Augustin ou la doctrine de saint Augustin portant sur la nature humaine, la santé, la maladie et la médecine, contre les Pélagiens et les Marseillais". Ouvrage très imposant de 1300 pages à doubles colonnes très serrées. Il expose une approche très lucide, voire sévère de la nature humaine, regardée comme frappée d’une maladie incurable que rien ne peut guérir sauf la grâce.

[3] Saint-Cyran, « Lettre XI », in Lettres inédites de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran : le manuscrit de Munich et la vie d’Abraham, 1962, p. 55.

[4] Vincent Carraud, Le Jansénisme - 20 janvier 1996, Société des amis de Port-Royal
[5] A. Gazier, Histoire générale du mouvement Janséniste depuis ses origines jusqu'à nos jours », t. I, Honoré Champion, 1924,  p. 103.


[6] Les cinq propositions sont les suivantes :

- La première, qualifiée de téméraire, impie, blasphématoire, condamnée par anathème et hérétique :
« Quelques commandements de Dieu sont impossibles à accomplir aux justes qui les veulent et qui s'y efforcent selon les forces qu'ils ont actuellement. Il leur manque aussi la grâce qui les rendrait possibles. »
- La seconde proposition, condamnée uniquement comme hérétique :
Dans l'état de nature déchue (notre état présent) on ne résiste jamais à la grâce intérieure.
- La troisième proposition :
Pour mériter et démériter dans l'état de nature déchue, la liberté qui exclut la nécéssité (libertas a necessitate) n'est pas requise; la liberté qui exclut la contrainte (libertas a coactione) suffit.
- La quatrième proposition, déclarée fausse et hérétique :
Les semi-pélagiens admettaient la nécéssité de la grâce intérieure prévenante pour chaque acte particulier, même pour l'acte de foi initial, et ils étaient hérétiques en ce qu'ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté pût soit lui résister soit lui obéir.
- La cinquième proposition, jugée fausse, téméraire, scandaleuse (mais pas hérétique) et, comprise au sens où le Christ serait mort pour les seuls prédestinés, impie, blasphématoire, outrageuse, manquant au respect de la charité divine :
Il est semi-pélagien de dire que Jésus-Christ est mort ou qu'il a répandu son sang généralement pour tous les hommes.
[7] On se contenta d’adjoindre simplement une demande de condamnation formelle des cinq propositions dites de Jansénius, les religieux devant signer le Formulaire d’Alexandre VII en apposant leur signature au bas d’un texte qui stipulait :
- « Je me soumets sincèrement à la Constitution du pape Innocent X du 31 mai 1653, selon son véritable sens, qui a été déterminé par la Constitution de notre Saint-Père le pape Alexandre VII du 16 octobre 1656. Je reconnais que je suis obligé en conscience d'obéir à ces Constitutions, et je condamne de cœur et de bouche la doctrine des Cinq propositions de Cornelius Jansénius contenues dans son livre intitulé Augustinus, que ces deux papes et les évêques ont condamnée ; laquelle doctrine n'est point celle de saint Augustin, que Jansénius a mal expliquée, contre le vrai sens de ce saint docteur. »
[8] La délicatesse des termes de la bulle Unigenitus à l’encontre des thèses, pourtant fort chrétiennes, extraites du très beau livre de Pasquier Quesnel, les Réflexions morales, mérite d’êtres citée :
-  « Fausses, captieuses, mal sonnantes, injurieuses aux oreilles pieuses, scandaleuses, pernicieuses, téméraires, préjudiciables à l'Église et à ses pratiques, insolentes envers l'Église et l'État, séditieuses, impies, blasphématoires, suspectes d'hérésie et sentant l'hérésie, favorisant les hérétiques, l'hérésie et le schisme, fausses, proche de l'hérésie, souvent condamnée, hérétiques et faisant revivre différentes hérésies, surtout celles que contenaient les fameuses propositions de Jansénius .» (Unigenitus Dei Filius, sept. 1713)
[9] La Déclaration des Quatre articles, rédigée par Bossuet, fut adoptée en 1682 par l'assemblée extraordinaire du Clergé du royaume de France, et affirme que :
-  le souverain pontife n'a qu'une autorité spirituelle; les princes ne sont donc pas soumis à l'autorité de l'Église dans les choses temporelles ;
- il ne peut juger les rois et ni les déposer ;
- le concile œcuménique, réunion de tous les évêques de la chrétienté, prend des décisions qui ont une valeur supérieure à celles du pape dont son autorité est donc limitée par celle des conciles généraux ;
- en matière de dogme, le pape n'est infaillible qu'avec le consentement de l'Église universelle.
[10] cf. Jean-Pierre Chantin, « Le jansénisme, entre hérésie imaginaire et résistance catholique », Le Cerf, 1996.