13/04/2008
LE SAINT RENONCEMENT À LA CHAIR
qu'il ne daigne pas jeter les yeux sur les beautés de la terre
et ainsi ne ressent pas l'ardeur de ce feu qui embrase le cœur des autres »
( Saint Jean Climaque, L’Echelle, Degré XV, 7).
La remarque a son importance : pour Clément il ne s’agit plus, comme dans le rigorisme grec et romain, d’éduquer la sexualité, de normer les relations entre hommes et femmes au lit, mais bien de fonder, en théorie et en pratique, un choix de l’abstention, de la continence, du renoncement à la chair. Or Clément était connu comme un modéré proche des païens éclairés, Plutarque, Musonius Rufus, les médecins d’alors, et assez éloigné des autres chrétiens. C’est dire donc, chez Clément sous une forme atténuée, que cette continence sexuelle n’est pas une conséquence secondaire de ce que l’Église était en train d’élaborer. Elle était, au contraire, au fondement même de ce que le christianisme primitif mettait en jeu et réalisait. Bien sûr, il y a la dimension théorique de ce renoncement : pas un texte religieux écrit, sur cinq siècles, qui, d’une façon ou d’une autre, n’y fasse référence explicite en rapport avec la doxa chrétienne. Mais pratiquement, nombreuses furent les communautés où le renoncement s’appliquait. Galien, au milieu du IIe siècle, fait de cette pratique un signe distinctif du chrétien : « Leur mépris de la mort nous est chaque jour évident, et pareillement leur abstention de l’acte sexuel. Car on trouve chez eux non seulement des hommes, mais encore des femmes, qui se retiennent de faire l’amour durant leur vie tout entière. »
Questionnons le caractère définitif de ce renoncement à opposer aux périodes limitées d’abstinence sexuelle que l’on retrouvait, elles, un peu partout et pas seulement chez les premiers chrétiens.
Dans la Première Épître aux Corinthiens, Paul est très clair : mariage et virginité sont tous deux des dons de Dieu. Ce que propose l’Apôtre est que chacun reste dans l’état où l’a trouvé le don de Dieu. Ce qui pourrait se dire : « Ne pas chercher à changer de condition. » Mais, chapitre 7, versets 7 et 8, Paul déclare, en faisant une confidence : « Je voudrais bien que tous les hommes soient comme moi [vierge] ; mais chacun reçoit de Dieu un don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là. Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi. » Il insiste (7, 25-29) : « Au sujet des vierges […] je pense que cet état est bon, à cause des angoisses présentes, oui je pense qu’il est bon pour l’homme de rester ainsi […] les gens mariés auront de lourdes épreuves à supporter [littéralement : ceux-là auront des tribulations dans la chair] et moi, je voudrais vous les épargner […] la figure de ce monde passe. Je voudrais que vous soyez exempts de soucis. Celui qui n’est pas marié a souci des affaires du Seigneur : il cherche comment plaire au Seigneur. Mais celui qui est marié a souci des affaires du monde : il cherche comment plaire à sa femme, et il est partagé. » Et Paul de préciser : « Ainsi celui qui épouse sa fiancée fait bien, et celui qui ne l’épouse pas fera encore mieux. […] La femme […] est libre d’épouser qui elle veut. […] Cependant elle sera plus heureuse, à mon avis, si elle reste comme elle est ; et je crois, moi aussi, avoir l’Esprit de Dieu. Rester vierge, homme ou femme, donc, pour « avoir l’Esprit de Dieu ».
Ces remarques sur le mariage et la virginité se déduisent, chez Paul, de la place du corps, de son articulation au Seigneur. Les formules de Paul sont connues : « Les aliments sont pour le ventre et le ventre pour les aliments et Dieu détruira ceux-ci et celui-là. Mais le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps. Or Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera aussi par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ ? Prendrai-je les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée ? Certes non ! […] Fuyez la débauche. Tout autre péché commis par l’homme est extérieur à son corps. Mais le débauché pèche contre son propre corps […] ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? Glorifiez donc Dieu par votre corps. » C’est pourquoi Paul peut écrire : « Je vous exhorte donc, frères au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes [littéralement : offrez vos corps] en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel. » Sans ces brefs rappels du Nouveau Testament, rien ne peut être envisagé de cet enjeu du renoncement définitif à la chair.
Pour saisir la logique de ce renoncement, [il faut se pencher sur] la résurrection du corps du Christ. C’est cette résurrection qui constitue la nouveauté absolue qui fonde une manière, radicalement neuve, de penser et de vivre le corps agité par le sexuel. Cette résurrection indique la fin des temps présents. Dans son Épître aux Romains, Paul le dit explicitement : « Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous menions aussi une vie nouvelle. Car si nous avons été totalement unis, assimilés à sa mort, nous le serons aussi à sa Résurrection. Comprenons bien ceci : notre vieil homme [entendre le corps de péché] a été crucifié avec lui pour que soit détruit ce corps de péché et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché. »
En sortant du tombeau, Jésus avait fait voler en éclats le monde présent, le hic et nunc de l’histoire. « Ensuite viendra la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité, toute puissance. Car il faut qu’il règne, jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort, car il a tout mis sous ses pieds », dit Paul dans la Première Épître aux Corinthiens (15, 24-27). Choisir le renoncement à la chair, supprimer la vie sexuelle concrète, c’est tenter désormais pour le chrétien de prendre part à cette victoire du Christ sur la mort — c’est en tirer des conséquences. « […] ressuscité des morts, Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire. Car en mourant, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; vivant, c’est pour Dieu qu’il vit. De même vous aussi : considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu […] » De même qu’en ressuscitant, le Christ démontre sa victoire sur l’inexorable du réel de la mort, de même en refusant la sexualité, le corps peut être arraché du monde animal. Paul le précise : « Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel pour vous faire obéir à ses convoitises. […] Car le péché n’aura plus d’empire sur vous, puisque vous n’êtes plus sous la loi mais sous sa grâce. » Le corps du péché est le corps mortel. Le corps spirituel est le corps ressuscité au nom de la Résurrection du Christ. Par le baptême, le chrétien est uni au corps du Christ et donc à sa future Résurrection.
Mais une autre conséquence s’en déduit — extrême celle-là. La continence absolue et définitive entraîne — c’est une évidence — le refus du mariage et de la génération. À ce titre, c’est toute l’organisation sociale qui se trouverait démantibulée : le vieux monde s’écroulerait. Le « raz de marée du Messie » comme disent les Actes de Thomas trouverait à s’accomplir. Certes il s’agit là de positions extrêmes — Clément, par exemple, aurait eu du mal à les faire siennes — mais elles indiquent, néanmoins, une direction dans ce qui est en train de se réaliser. La résurrection ne peut que signer l’avènement d’un autre monde. Le renoncement sexuel en est l’une de ses conséquences les plus fortes, les plus radicales, les plus porteuses d’avenir.
Insistons sur ce point : le Christ était revenu du monde des morts et avait regagné — c’est l’Ascension — les cieux de son Père. C’est à ce titre que la présence inéluctable de la mort se desserre et que les lois du « normal » sont suspendues. Le mépris de la mort et l’abstention sexuelle dont parlait Galien ne sont pas séparables : ce sont les deux faces d’une seule et même pièce. Ce nouage se trouve bien entendu chez Paul qui, dans son Épître aux Romains, insistait, non sans angoisse, sur cette présence de Dieu dans son corps — présence à laquelle le corps, lui-même, pouvait s’opposer. Le corps mortel peut écraser l’âme : « Nous savons certes, que la loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu comme esclave au péché. Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais ; ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais […] » Les tentations du corps, sexuelles en premier lieu, sont autant de modalités d’impuissance voire même de rébellion contre Dieu. « Car je sais qu’en moi — je veux dire dans ma chair — le bien n’habite pas : vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais […] je perçois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon intelligence ; elle fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? »
Écoutons la voix de Paul toujours dans son Épître aux Romains : « Vous de même, mes frères, vous avez été mis à mort à l’égard de la loi, par le corps du Christ, pour appartenir à un autre, le Ressuscité d’entre les morts afin que nous portions des fruits pour Dieu. En effet, quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses se servant de la loi, agissaient en nos membres, afin que nous portions des fruits pour la mort. Mais maintenant, morts à ce qui nous tenait captifs, nous avons été affranchis de la loi, de sorte que nous servons sous le régime nouveau de l’Esprit et non plus sous le régime périmé de la lettre. » Comme l’écrit l’historien anglais Peter Brown : « Les morts s’arracheraient à la torpeur de la tombe et les vivants seraient eux aussi revêtus de la puissance de Dieu. Alors capituleraient les immenses forces d’opposition à la volonté de Dieu qui rôdaient à travers l’univers entier. » (1)
Du reste Paul, dans son Épître aux Philippiens, le dit explicitement : « [Jésus] transfigurera notre corps de misère en le conformant à son corps de gloire, selon la puissance active qui le rend capable même de s’assujettir toutes choses. » Là réside une nouvelle cité : « Car notre cité, à nous, est dans les cieux, d’où nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ […] » La mort de Jésus n’est pas au-dehors, elle n’est pas une contingence. Déjà ce corps de misère porte en lui cette parcelle de l’esprit qui avait arraché le corps mort de Jésus à la tombe « pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle ». Le corps porte « partout et toujours […] la mort de Jésus ».
La résurrection signe, en acte, cette victoire de l’esprit sur la présence active du « péché qui est dans mes membres ».
1. A lire de Peter Brown " The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity " Journal of Roman Studies 61 (1971) 82-101. Et surtout son étude plus récente "The Body and Society. Men, Women, and Sexual Renunciation in Early Christianity”, Columbia University Press, New York 1988.
20:08 Publié dans Religion | Lien permanent | Tags : littérature, religion, spiritualité, philosophie, mystique, réflexion